David Bowie – Heroes
David Bowie
RCA
L’histoire vaut d’être contée, puisqu’elle va inspirer à David Bowie ce qui est certainement sa plus belle chanson. Un jour de l’été 1977, David Bowie se détend après une longue journée de travail au studio Hansa de Berlin. Il est seul. Tous les autres musiciens sont partis, de Carlos Alomar à Brian Eno en passant par Robert Fripp. Avant de quitter le studio à son tour, David Bowie jette sans trop y penser un dernier coup d’œil par la fenêtre. Le panorama est sans égal sur le long et sinistre Mur, les barbelés, les gardes armés et les miradors. Bowie remarque, d’abord amusé, un couple qui, adossé au Mur, jouit lascivement d’une relative intimité. En observant plus longuement le couple, le musicien anglais finit par reconnaître le producteur de son album, Tony Visconti, qui trompant sa femme, embrasse en secret sa maîtresse, la choriste Antonia Maass. Une fabuleuse chanson va naître de ces amours clandestines, « Heroes ». Cet hymne émouvant de deux amants s’enlaçant tendrement au contact d’un des pires monuments jamais bâtis par la bêtise humaine occupe une place toute particulière au panthéon du rock. Parce qu' »Heroes » n’est pas seulement en avance sur son ère ou au cœur de son époque, la chanson est avant tout et pour toujours hors du temps. De fait, « Heroes » défie désormais l’analyse, les années, et même les plus grandes éloges.
« …Standing by the wall
And the guns shot above our heads
And we kissed as though nothing could fall
And the shame was on the other side
Oh we can beat them forever and ever
Then we could be Heroes, just for one day… »
Adossée à la guitare magique et envoûtante de Robert Fripp, la voix de David Bowie chante là, et magnifiquement, l’un de ses plus beaux textes. Et, en même temps qu’une bénédiction, c’est un peu le malheur de Heroes, l’album. Car la chanson, propulsée par la miraculeuse limpidité de sa structure, juste trois accords majeurs simples Ré, Do et Sol, a une forte et naturelle tendance à éclipser le reste de l’opus, plus complexe, plus bizarre. Et c’est bien dommage, l’album en entier ayant été conçu sous le signe du génie. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’il s’agit-là de l’album central sinon principal de la trilogie berlinoise, et le seul d’ailleurs à avoir véritablement été conçu, enregistré et mixé à Berlin. C’est celui aussi où le trio Bowie/Visconti/Eno a le mieux fonctionné, avec en plus l’addition on ne peut plus superlative de Robert Fripp à la guitare. Il faut vraiment se plonger et se replonger dans l’intégralité de album pour se rendre compte de son inépuisable richesse, musicale, sonore et émotionnelle. Et ça commence par l’incroyable « Beauty And The Beast » pour se poursuivre avec l’inénarrable « Joe The Lion » sans même mentionner le fabuleux « Sons Of The Silent Age ». Quel chanteur ne rêverait-il pas d’aligner une telle brochette de chansons d’un niveau aussi exceptionnel ? Alors pourquoi nous-mêmes devrions nous les mettre sur un second plan ? Non, franchement, rien que la première face de l’album vaudrait son inscription au Hall of Fame éternel des albums pop/rock.
Sauf que, très personnellement, je préfère encore la seconde face. Passons sur « V2 Schneider », considérable preuve du lien d’amitié qui unissait David Bowie à Kraftwerk et inversement – ce qui n’est pas rien !!! – et même sur « The Secret Life Of Arabia », qui termine avec tant d’art et de finesse l’album. Passons car mon immense plaisir d’écoute dans cette seconde face, c’est le trio d’instrumentaux « Sense Of Doubt/Moss Garden/Neuköln » qui forme presque dix minutes d’avant-garde musicale ultra-cool avec en son centre un David Bowie absolument extraordinaire d’émotion au Koto. Difficile cependant de dire qui a fait quoi dans ces trois morceaux enchaînés, certains disant qu’Eno s’en est donné à cœur joie avec ses synthés, d’autres affirmant que David Bowie s’est mué en homme-orchestre inspiré comme jamais et hyperactif. La vérité est sûrement entre les deux, mais peu importe, le mystère s’alliant à merveille avec la beauté parfaite de ce triptyque.
Frédéric Gerchambeau
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