David Bowie – Heathen
ISO Records
2002
David Bowie – Heathen
Quand on parle d’un artiste comme David Bowie, chacun y va de son petit commentaire et de l’inévitable classement de ses disques « incontournables ». Mais comme Mister Jones a de nombreuses fois changé son habit d’arlequin musical, tout ceci fluctue au gré des goûts et des humeurs de chacun. C’est peut-être qu’il n’y a aucune vérité au pays de Bowie ! Même son album le plus fade reste largement au-dessus de la mêlée de la production de son époque. Il y a toujours ce petit « quelque chose » qui fait que David Bowie ne cesse de surprendre, de changer de peau, d’aller à contre-courant – essentiellement de lui-même. Car l’homme n’aime pas faire du surplace. Il ose, il dérange, même quand il semble très conventionnel.
Et c’est le cas à l’amorce des années 2000. Regardons un instant dans le rétroviseur. Après le puissant, industriel et lynchien 1. Outside en 1995, Bowie avait enfoncé le clou technoïde et électronisant avec un Earthling (1997) lui aussi déroutant, expérimental et ô combien plus accessible. Et puis, patatras, ‘Hours…’ (1999) montrait un visage fatigué, convenu et très numérique du Thin White Duke. Sentait-il que la décennie à venir allait être si terrible qu’il valait mieux se terrer, la cinquantaine affolant les aiguilles, dans la valeur sûre d’un songwriting majoritairement acoustique et, comme rarement chez Bowie, écrit à la première personne ? Et tout le monde de se dire que David s’est à nouveau perdu, un peu comme dans les années 80 ! Lorsqu’arrive Heathen…
Début 2001, David Bowie a composé seul un certain nombre de titres. Il a dans l’idée de changer les choses dans sa façon de travailler et, pour ce faire, fait appel à son vieux complice, Tony Visconti. Mais il va également convoquer d’autres musiciens que ceux qui composent son excellent groupe de scène. C’est notamment Reeves Gabrels, déçu de l’orientation de ‘Hours…’, qui s’en va, remplacé par un David Torn au style et à l’inspiration radicalement différents… Il faut dire que le label de Bowie, Virgin, a repoussé le projet Toy, constitué de titres réarrangés et/ou obscurs de sa propre discographie. David a donc du temps et le duo Bowie-Visconti, après avoir fixé les démos à New York, investit les studios Allaire dans les Catskill Mountains, deux cents kilomètres au nord. L’environnement merveilleux va changer la méthode de travail. Fini les séances nocturnes. Bowie entreprend d’écrire tôt le matin, devant les immenses baies vitrées du studio. Retour également à l’analogique – partiellement gâché par un mastering au rendu certes puissant mais écrasant la dynamique –, là où ‘Hours…’ avait été enregistré en numérique.
Heathen, « païen » en français, développe une ambiance pop symphonique teintée d’électro et d’un spiritualisme que l’on ressent dès le majestueux « Sunday ». Les textes sont profonds, empreints de réflexions introspectives, d’inquiétudes sur l’état du monde (les sessions se terminent après les attentats du 11-Septembre), de sentiments d’abandon et d’angoisse (thèmes bowiens s’il en est). « Cactus », reprise du titre des Pixies, nous ramène sur des terrains connus aux senteurs de Scary Monsters (And Super Creeps). Les accords de piano faussés, tout comme la voix sur « Slip Away », apportent un aspect tragique mais aussi une once d’espoir sur un titre majestueusement porté par la paire rythmique (Matt Chamberlain, Tony Levin). Chant principal et chœurs sont d’une perfection rare, faisant de ce titre une pure merveille, avant que ne déboule « Slow Burn » (titre mis en avant par une courte vidéo promotionnelle de 2:17). Bien entendu, les overdubs de Pete Townsend à la guitare sont notables. Oui, certains ont pu assimiler ce titre à une sorte de « Heroes » du pauvre. Pourtant, l’écriture et la patte des arrangements de Bowie et Visconti portent « Slow Burn » – écoutez bien le traitement des cuivres – vers une esthétique différente de celle de la période berlinoise. Et puis, le vibrato de notre immense chanteur a-t-il jamais été aussi parfait que sur cet album ? « Afraid » est d’un esthétisme pop ultime. Les arrangements de cordes de Visconti donnent une dynamique supplémentaire à un titre déjà entraînant (sur lequel Matt Chamberlain montre quel rythmicien il est). Tout y passe sur ce court titre (3:28) et montre à quel point le duo magique reformé maîtrise son art : perfection pop.
La reprise du « I’ve Been Looking For You » de Neil Young est une démonstration sans faille que le Thin White Duke est un expert de la relecture des titres qu’il affectionne, avec cette superposition de guitares saturées caractéristique du style Bowie. « I Would Be Your Slave » anticipe, s’il en fut, le dernier Bowie, avec ces cordes imposantes, cette batterie à la limite du trip-hop et ce flow jazzy de la basse. C’est aussi l’impression qui se dégage, a posteriori bien entendu, de l’écoute de « 5.15 The Angels Have Gone » dont la simplicité compositionnelle se trouve élevée par la subtilité des arrangements.
Bien entendu, « Everyone Says ‘Hi’ » (avec ses chœurs tout droit sortis de Let’s Dance et « A Better Future » sont un peu en retrait de l’ensemble de Heathen – même si le second a des accointances avec le Bowie de Lodger. David vient d’avoir une fille, Tony est absent des sessions de « Everyone Says ‘Hi’ »… Et puis, Heathen est un si bon album que, forcément, deux titres plus faibles paraissent, si l’on n’y prend pas garde, en altérer quelque peu l’éclat…
Pourtant, si le conclusif « Heathen (The Rays) » boucle parfaitement l’introductif « Sunday » et donc l’album, il est un autre morceau dont je n’ai pas parlé et que je trouve essentiel : « I Took A Trip On A Gemini Spaceship ». Reprendre ce titre du Legendary Stardust Cowboy à qui il doit le nom de l’autre légende, Ziggy Stardust, est bien une de ces fourberies propres à David Bowie. Enfin, reprendre est un bien grand mot ! Ayez la curiosité d’écouter la version originale et vous comprendrez de suite la différence : il ne reste plus grand-chose, si ce n’est le texte ! Au lieu d’en remettre une couche à la Ziggy ou de revisiter différemment un « Space Oddity », Bowie imprime une transe trip-hop et drum’n’bass moulinée au flanger sur laquelle viennent se superposer tapis de synthétiseurs, guitares wah-wah pétries de larsen, Thérémine, saxophone et cordes visconsiennes. Adossés à la simplicité de la composition, les arrangements du duo font de ce titre le véritable climax de l’album, sorte de trait d’union entre “Heroes” et Earthling…
Au regard de l’immense discographie de David Bowie, Heathen disparait souvent dans les limbes. Lassé des demandes de Virgin, David sortira le disque sur son propre label, ISO Records, distribué par Columbia. L’affairiste Bowie prend les choses en main, libérant ainsi son double artistique de toute contrainte, et nous savons désormais pour emprunter quel chemin… Ainsi, si notre Londonien ne constitue sans doute plus alors l’avant-garde qu’il fut, il impose encore là un album majeur qu’il ne faudrait surtout pas déconsidérer. Heathen est à écouter et réécouter, pour lequel, finalement, « I demand a better future… » !
Henri Vaugrand