Bill Bruford, l’autobiographie
Bill Bruford, l’autobiographie : Yes, King Crimson, Earthworks et le reste (Le Mot et le Reste 2012)
Bill Bruford est l’un des rares musiciens à avoir, semble-t-il, prévu voire « prémédité » sa propre autobiographie qu’il livre en version anglaise en 2009, à l’âge de soixante ans. C’est-à-dire à la fin de 40 années d’une carrière bien remplie (il avait en effet pris des notes ici et là lors de ses tournées, mentionne-t-il). Et cela se ressent car le texte, globalement chronologique mais pas tout à fait, nous dévoile tout autant ses faits et gestes au jour le jour que ses états d’âme de musicien face au milieu musical, au succès ou à son contraire, aux joies, aux coups de blues ou aux drames, bref, à l’intérêt de tout cela, vu depuis la scène.
Bill Bruford est né avec le rock prog, pourrait-on dire. Et il a eu l’immense honneur de faire partie de trois des groupes les plus emblématiques du genre : Yes à ses débuts, puis King Crimson première et seconde période et enfin Genesis, excusez du peu ! (il remplacera deux années Phil Colllins à la batterie, lors de la tournée américaine du groupe en 1976 ainsi que sur l’album « Seconds Out »). Avant qu’il ne se tourne ensuite vers le jazz avec son propre groupe Earthworks, à géométrie variable lui aussi. Tout ça parce qu’au final (succès ou pas avec les groupes cités, sans oublier son passage fugitif au sein de UK, tout aussi fugitif d’ailleurs), le jazz était le genre auquel il aspirait le plus ; et on lui pardonne, d’avoir fini par opter pour la voie de son cœur.
Avant de parler de musique(s), et bien qu’il s’agisse évidemment du sujet principal de l’auteur, ce livre retrace le parcours professionnel d’un homme, avec ses doutes et ses difficultés. Bill fait un retour sur sa propre carrière au sens noble du terme, expliquant ses choix, ses hésitations et bifurcations, et l’impact de ses activités sur sa vie familiale forcément bousculée par la vie de musicien (une « vie de bohème », pourrait-on dire). Il ne nous épargne rien de ses difficultés financières à faire vivre dans ces conditions aléatoires une famille (avec enfants), de ses soucis avec les producteurs ou des rivalités et déchirements au sein d’un groupe (même, voire surtout, dans le versatile King Crimson).
Le musicien nous parle de la solitude des nuits d’hôtel durant les tournées, occasion pour lui de livrer quelques anecdotes touchantes : la difficulté à téléphoner de sa chambre à son épouse au petit matin, après un concert épuisant (et à l’ère du téléphone à cadran !), la perplexité de ses enfants qui voyaient leur papa partir « jouer » (une chance que la traduction laisse intact ce jeu de mots terrible de vérité), alors même que pour des enfants, un papa normal est censé aller « travailler » le jour puis rentrer le soir à la maison, et non pas disparaître plusieurs semaines, les abandonnant, eux et leur mère, tout ça pour « aller jouer ».
A cet égard, le dernier chapitre, qui évoque le temps venu du bilan et de la retraite, a presque valeur de réflexion philosophique sur le statut de l’artiste. A-t-on en effet le « droit » de se retirer des feux de la rampe et de prendre sa retraite, lorsqu’on est usé et fatigué de travailler (comme tout un chacun, les tournées usantes n’y arrangeant rien), alors même que l’on est encore attendu par un public et des fans qui comprennent difficilement que, âge ou non, un artiste connu (ou moins connu) puisse « ne plus avoir envie de jouer » ? Eh oui, faut-il admettre, passion ou pas, être musicien, ça n’est pas qu’un « jeu » ! Malgré ce terme souvent ambigu, c’est aussi un travail (et pas seulement parce qu’avant de « jouer », il faut d’abord monter puis régler sa batterie, tester, répéter, etc.). Ce travail parfois pénible mérite donc salaire… et, comme tous les autres, un jour, il a aussi une fin.
Les anecdotes plus exclusivement musicales sont aussi légion, bien sûr : ses premiers concerts épiques avec Yes, les pannes à répétition et difficultés de mise au point de la fameuse batterie Simmons (vite abandonnée, bien que Bill Bruford ait été l’ambassadeur de la marque), sa difficulté à s’intégrer au style de batterie et au jeu live « à la note près » de Genesis, ou l’égo surdimensionné de Robert Fripp au sein de King Crimson, imposant au reste du groupe ses virages stylistiques radicaux voire l’arrêt complet du groupe sans préavis, etc. A travers Bruford et ses anecdotes drôles ou parfois dramatiques, on vit de l’intérieur l’histoire du rock progressif en train de se faire… ou de se défaire !
Voilà un pavé de cet éditeur à dévorer sans hésitation, ne serait-ce que pour la sincérité absolue, souvent touchante, de cette longue « confession intime » d’un musicien de premier plan, témoin d’une époque révolue. OK, vous me direz qu’il nous reste le néo-prog pour se consoler, ça n’est pas faux, mais là, c’étaient les dinosaures, les pionniers. Un livre à mettre en parallèle avec le récit de Geoff Emerick, tout aussi sincère que Bruford, bien que moins introspectif en ce qui concerne sa vie privée et ses états d’âme (il est vrai qu’en tant qu’ingénieur du son employé dans un studio « fixe », au moins Emerick rentrait-il chez lui chaque nuit… ou presque).
A signaler une traduction impeccable d’Aymeric Leroy, qui est l’un des piliers (en tant qu’auteur ou que traducteur) d’une collection d’ouvrages incontournables pour tous les amoureux de musique(s)… ou de musiciens. Pour à peu près les mêmes motifs d’authenticité du témoignage, un livre à rapprocher aussi de l’excellent « Pink Floyd, l’histoire selon Nick Mason », paru chez EPA il y a quelques années déjà.
Jean-Michel Calvez
[responsive_vid]