Ane Brun – How Beauty Holds The Hand Of Sorrow
Balloon Ranger Recordings
2020
Thierry Folcher
Ane Brun – How Beauty Holds The Hand Of Sorrow
Nous sommes nombreux à avoir découvert Ane Brun (de son vrai nom Ane Brunvoll) lors de son apparition aux côtés de Peter Gabriel sur le symphonique New Blood – Live In London (2011). Son interprétation très personnelle du mythique « Don’t Give Up » en duo avec le « Gab » a réussi l’exploit de nous faire oublier Kate Bush, c’est dire le niveau. Au-delà de cette convaincante prestation, ce coup de projecteur fut un indéniable accélérateur de carrière. Jusque-là, son parcours commencé au début des années 2000, se cantonnait à la scène scandinave avec quelques apparitions en Angleterre ou en France, notamment en première partie de Keren Ann. Mais après l’épisode Gabriel, ses albums vont trouver un plus large auditoire et faire basculer notre charmante norvégienne dans une autre dimension. J’ai moi-même rapidement succombé à cette voix unique, fragile et forte à la fois. Je ne vais pas tomber dans l’inutile jeu des comparaisons car il n’y en a pas. La voix d’Ane Brun est complètement originale. Son timbre très clair, souvent en suspension, touche l’âme et nous transporte dans un univers quasi religieux qu’elle seule peut mettre en scène. La pochette de How Beauty Holds The Hand Of Sorrow, son tout dernier album publié en novembre 2020, est éloquente en la matière. C’est une madone recueillie qui cache sa beauté derrière un voile léger de couleur vive. On ne pouvait avoir meilleure illustration du contenu musical, tournée vers des instants intimes très purs mais qui n’oublient pas la lumière malgré la douleur et les moments de doute.
Ce neuvième effort studio est arrivé rapidement après After The Great Storm sorti seulement un mois plus tôt et qu’il est difficile de ne pas associer à cette dernière publication. En effet, ces deux albums écrits en même temps dans les montagnes norvégiennes durant l’été 2019 sont complémentaires l’un de l’autre. Vous avez là deux facettes de l’artiste qui développe sur l’un son attachement au hip-hop de Massive Attack ou de Portishead et sur l’autre, son goût pour les climats dépouillés façon Nils Frahm. Deux visions éloignées qu’il fallait distinguer par deux ouvrages séparés mais rapprochés dans le temps et dans la conception (les deux pochettes ont une construction identique). How Beauty Holds The Hand Of Sorrow est un voyage angélique au pays des fjords qui ne peut laisser indifférent. Dès les premières notes, on entre dans un univers où le mot terrestre n’a pas sa place. Le décrochage est immédiat et Ane Brun semble nous dire : « si vous avez froid, vous avez toujours la possibilité d’aller vous réchauffer avec « Honey » le premier titre de After The Great Storm ». Selon l’humeur on peut effectivement passer d’un disque à l’autre sans problème. Un luxe rare mais possible chez cette artiste libérée de toute contrainte et qui travaille depuis longtemps sous son propre label. Nous, les consommateurs/admirateurs, n’allons pas s’en plaindre. Comment décrire au mieux la musique d’Ane Brun ? On pourrait dire qu’en l’écoutant, on est aussitôt capté par la puissance de sa voix. Pas en terme de volume mais plutôt en terme de présence. Inconsciemment, notre regard est porté vers le haut. Je pense que la production y est pour beaucoup mais ça ne fait pas tout. Le charisme de cette voix est profond et c’est un don qui ne demande qu’à s’exprimer au naturel sans calcul ni bidouillage technique.
Une voix, aussi belle soit-elle, peut facilement s’altérer si les écrins qui la renferment font preuve d’âpreté ou d’emballage passe partout. Ici c’est tout l’inverse, les arrangements sont millimétrés et apportent toujours l’équilibre suffisant pour que la chanson se pare au mieux de lumière et ne ressemble à aucune autre. Sur le magnifique « Song For Thrill And Tom » par exemple, le chant de Ane est tout doucement phagocyté par des chœurs célestes d’une beauté remarquable. On est à l’arrêt, mentalement et physiquement. Écouter Ane Brun relève d’une méditation instantanée qui ne demande aucune préparation ni prédisposition. C’est comme ça, il suffit d’aimer la musique et de s’asseoir un instant avec cette surprenante chanteuse. J’aimerais vous parler aussi du poignant « Meet You At The Delta », où l’on accompagne Ane et sa guitare dans un décor qui se met délicatement en place au son de quelques notes de piano tombant telles des gouttes de pluie sur un sol ouaté (oui je vous assure, ça produit un son). Là aussi, nul besoin de gourou pour s’inviter au grand envol onirique. C’est offert par notre elfe maison qui déborde de bonté dans son invitation à la suivre (« Je suis là pour vous »: des mots sans ambiguïté extraits de « Don’t Run And Hide » et qui sont les derniers du disque). Et puis, sa musique sait pulser quand il le faut. Cette espèce d’engourdissement peut alors se fissurer au rythme de légères percussions (Per Eklund) qui font dodeliner de la tête bien malgré nous (« Trust »). Musique organique, chant troublant et omniprésence d’un piano (Martin Hederos, Dustin O’Halloran, Ane Brun) qui s’avère le compagnon idéal de ce voyage raffiné.
Je ne vous ai pas encore parlé du titre et pourtant, il a son importance. How Beauty Holds The Hand Of Sorrow qu’on peut interpréter par : comment la beauté tient la main à la douleur, doit être vu comme un message universel sur le besoin d’aller vers la lumière après la perte d’un proche. En 2016, la disparition du père d’Ane a mis un coup d’arrêt à ses habitudes d’écriture, si bien que le trop plein accumulé pendant presque cinq années s’est transformé en ces deux oeuvres lumineuses et nécessaires à la fois. Le tri des chansons s’est fait naturellement pour que chaque album représente une partie distincte de sa palette artistique. Le meilleur exemple est le titre « Don’t Run And Hide » qui figure sur les deux disques mais avec un traitement musical complètement différent. Je ne saurais dire lequel je préfère tellement les deux enregistrements sont éloignés l’un de l’autre. Ce qui est certain, c’est que l’écoute de How Beauty Holds The Hand Of Sorrow doit toujours garder en filigrane son turbulent jumeau pour véritablement se faire une idée du potentiel et des motivations de cette artiste hors du commun.
Il faut bien admettre qu’avec Ane Brun, la Norvège s’est à nouveau distinguée de la plus belle des manières. S’asseoir à côté d’elle est peut-être la meilleure chose à faire aujourd’hui. Le monde s’emballe dangereusement et les refuges sont peu nombreux. La musique de How Beauty Holds The Hand Of Sorrow et d’After The Great Storm ne va pas construire des murs autour de vous mais libérer votre imagination et peut-être vous transporter dans une cabane au sommet des montagnes norvégiennes. C’est tout le mal que je vous souhaite.