Frédéric Gerchambeau & Bertrand Loreau – Vimanafesto
Autoproduction
2017
Frédéric Gerchambeau & Bertrand Loreau – Vimanafesto
Frédéric Gerchambeau et Bertrand Loreau sont deux membres éminents (et actuels ceux-là) d’un genre appelé Berlin School qui, depuis sa naissance à la fin des sixties, a essaimé dans toute l’Europe – et même ailleurs – et nous offre encore de superbes rappels et clins d’œil à ce que l’on était déjà capable de faire avec des synthés, bien avant l’ère du Tout-numérique. Si cette « école »-là se fait plus discrète en ce millénaire, et si ses maîtres et ses élèves ont grandi – certains sont décédés, comme Edgar Froese –, les « purs et durs » qui perpétuent le genre et l’analogie contre vents et (raz-de-)marées (ceux de l’electronica, de la techno, etc.) sont aussi capables de le renouveler. Et, on l’espère, de toucher aussi un nouveau public qui n’était même pas né aux premiers temps des synthés analogiques…
En France, l’association Patch Work Music – distributeur de cet album –, principal vecteur de distribution de ces musiques, perpétue un mouvement musical pas si ancien, mais qui s’est « quelque peu » fait absorber et déborder sur tous ses flancs. Par qui ou par quoi ? Par des genres qui pourtant, lui doivent tout, tant dans le style que le hardware : la techno et tous ses avatars contemporains ; et jusqu’à la branche électronique de l’ambient moderne, née à l’orée des seventies avec certains opus atmosphériques de Tangerine Dream, Cluster et autres.
Après ce bref rappel du contexte historique, parlons de Vimanafesto, bel exemple de ces bonnes surprises qui nous viennent (pour partie…) du passé pour la technique, mais bien ancrées dans le présent pour l’inspiration. Encore un clone de Schulze, diront certains ? Ce qui est totalement faux, et Vimanafesto offre la particularité de réunir deux courants pas toujours superposables de la Berlin School : le « mélodiste » (Bertrand Loreau), allié ici à l’expérimentateur « fou » (disons génial et d’avant-garde, c’est plus sympa et plus juste), Frédéric Gerchambeau, l’un des maîtres du (synthé) modulaire et autres séquenceurs, qui nous avait déjà concocté l’an dernier Uranophonies, un opus bien plus expérimental en duo avec Zreen Toyz. Quant à Bertrand Loreau, la place manque pour citer sa longue discographie à deux chiffres (mais son site est fait pour ça).
Les deux musiciens ont travaillé à distance, chacun avec ses instruments (claviers et émulations pour Loreau, séquenceurs modulaires et logiciels pour Gerchambeau), et réuni leurs contributions respectives en se recalant l’un sur l’autre (rythmes vs mélodies). Les deux s’affrontent ici ou plutôt, se complètent en douceur, car tous les morceaux offrent une belle fusion de leurs deux approches, sans que jamais l’un des deux tire la couverture : on n’est donc pas dans un split-album. Certes, c’est le minimum qu’un duo fonctionne ou fusionne sur un projet, on l’a déjà vu sur des groupes orientés synthés : les trois « binômes » internes au Tangerine Dream séminal, Ian Boddy et Mark Shreeve dans ARC, le Early Water de Michael Hoenig et Manuel Göttsching, etc. Mais ces deux branches de la Berlin School, la rythmique et la mélodique, sont parfois si éloignées que la sauce aurait pu ne pas prendre. Sur Vimanafesto, on retrouve donc le grain spécifique des sons vintage d’un Jarre des tout débuts, fleurant bon l’oxygène, et les rythmiques complexes de séquenceurs certes plus contemporains… mais toujours analogiques. Pour les férus de technique, on citera l’usage sur Vimanafesto de séquenceurs Doepfer « Dark Energy » pilotés via Plogue Bidule, d’un synthé en rack Roland JV-2080 et de diverses émulations, sonnant souvent vintage.
« Dual Crystal Waltz » est typique de cette approche, avec sa mélodie mélancolique et presque romantique, digne d’une BO avec ses nappes de cordes soulignées de superbes séquences aériennes et liquides (cristallines, nous dit le titre). « Inner Path » et « Paradigm » offrent un climat plus mystérieux et plus sombre (disons spatial), puis « Sun Above A Cloud » débute par un intense et impressionnant bombardement neutronique à l’ancienne, prélude à un solo down tempo au grain évoquant celui d’un Minimoog (et c’est semble-t-il le cas), doublé d’une polyrythmie complexe tissée comme une dentelle. Sur tous les titres, on trouve ces solos aux sons superbement travaillés, valant à eux seuls le détour, et ces rythmiques ciselées, comme découpées au laser, dans lesquelles on reconnaît la maîtrise digitale (disons analogique, mais créée avec les doigts !) de qui vous savez.
« Vision From A Future Past » (tiens, voilà qui rappelle un titre de Stephen Parsick !) et « All The Way To Berlin » concluent le CD. Deux morceaux plus « motoriques » qui mettent en œuvre moins d’imagination absolue et semblent être, avant tout, des hommages génériques à une époque passée (mais toujours vivante…), reprenant à une échelle réduite par la durée la plupart des gimmicks des maîtres germaniques de ce style (Schulze, Ash Ra et Manuel Göttsching, Robert Schröder, etc.), tant dans les rythmes que les mélodies. Celles-ci se font ici plus légères et assez peu chargées en affect, vis-à-vis des autres titres de Vimanafesto, des epics aux climats plus variés et plus développés dans le temps, pour ne pas dire plus progressifs dans leur déroulement et leurs variations climatiques.
Pour tous les fans d’électronique vintage et de Berlin School « historique » (ou néo-), ce Vimanafesto est un incontournable (« ce qui est rare nous est cher »…). Pour les autres, ce sera une belle découverte, et une excellente introduction à un genre devenant plus discret avec les années (on mettra à part notre Jean-Michel Jarre national, mais celui-ci « n’habite » plus vraiment Berlin). Mais un genre qui n’a pas encore dit son dernier mot, loin s’en faut, la preuve en est faite une fois encore, et de belle manière.
Jean-Michel Calvez
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Entretien avec Frédéric Gerchambeau
Associée à la sortie de son dernier album, Vimanafesto, mais bien plus large que ça dans ses nombreux détours et développements, une syntherview-fleuve de Frédéric Gerchambeau qui, comme on le sait, est aussi l’un des chroniqueurs de Clair & Obscur.
C&O : On peut noter sur Clair & Obscur que tu sembles très éclectique dans tes goûts musicaux, un fan éclairé de prog notamment (si on lit tes articles sur Genesis, etc.). Alors, pourquoi les synthés ? Cela vient d’où, de quand ou de qui ?
Feédéric Gerchambeau : Oui, je suis très éclectique dans mes goûts musicaux. Cela va de la polyphonie primitive du Moyen Âge à la musique contemporaine, en passant par la musique indienne, la musique baroque, Bach, le jazz-rock et j’en passe. Disons, pour tenter de résumer l’affaire, qu’à partir de 1976, j’avais 15 ans à l’époque, mes goûts musicaux se sont principalement divisés en trois parts tout à fait égales en ce qui me concerne : le rock progressif (Genesis, Ange, Atoll, Magma, King Crimson, Yes, Emerson Lake & Palmer, Supertramp, Pink Floyd, Mike Oldfield, Gong, Todd Rundgren,Triumvirat…), la musique électronique (Kraftwerk, Tangerine Dream, Klaus Schulze, Tim Blake, Michael Hoenig, Tomita, Morton Subotnik, Jean-Michel Jarre, Vangelis, Pinhas, Steve Hillage, Zanov, Jean-Philippe Rykiel, Lightwave, Larry Fast, Manuel Göttsching, Clearlight Symphony, Bernard Xolotl…) et la musique traditionnelle (Malicorne, Alan Stivell, La Bamboche, Tri Yann, Maluzerne, La Chiffonie, Le Grand Rouge, Kolinda, Garmarna, Värttinä, Hedningarna, L’Ham De Foc…). Plus tard, ça a même été encore pire, si je peux dire la chose ainsi, car j’ai pratiqué le gamelan javanais à la Cité de la Musique. Mais pour en venir précisément aux synthés, voici en gros les débuts de mon odyssée dans ce domaine. Adolescent, j’ai longtemps dormi sous un poster de Keith Emerson aux commandes de son gros Moog. Normal, j’étais un grand fan et la photo me fascinait, du genre l’homme et sa machine démente. Mais très loin de moi, alors, l’idée de m’intéresser aux synthés, trop chers, trop compliqués. Même quand, durant l’été 1974, j’ai fait du Phaedra de Tangerine Dream mon disque favori, les synthés ne m’intéressaient en eux-mêmes pas plus que ça. C’est l’écoute, un soir, très tard, sur RTL, du début du Autobahn de Kraftwerk, diffusé en avant-première, qui m’a soudain fait craquer, mais alors totalement. À peine 30 secondes après le début du morceau, je me suis dit : « Extraordinaire ! Incroyable ! Voilà, c’est ça que je veux faire ! » Il y avait juste un gros problème, les synthés de l’époque, même les moins chers, coûtaient encore une petite fortune, que j’étais encore bien loin d’avoir du haut de mes 14 ans. Ce n’est que, très précisément, le 15 octobre 1977 à 14 h, la date est gravée à jamais dans ma mémoire, que j’ai pu me payer mon premier synthé, un Kawai 100-F. Et la partie n’était pas encore gagnée pour autant, car il a fallu que je me débrouille tout seul ensuite pour apprivoiser ce synthé, et les autres que j’ai acquis depuis.
C&O : Et pourquoi le synthé modulaire ? Un goût pour les machines vintage, pour une approche plus « expérimentale » ou plus tactile de la musique ? Ou alors un goût pour la « recherche », comme on dit dans le domaine des sciences ?
FG : Il est clair qu’avoir couché pendant des années sous la photo du gros modulaire de Keith Emerson a dû m’inciter à vouloir en acheter un jour. Et si ce n’était que ça ! Mais j’ai aussi assisté à plusieurs concerts de Klaus Schulze face à son gros Moog, à des concerts de Tangerine Dream aussi, chacun des membres ayant un voire plusieurs gros modulaires face à lui. Alors, au-delà de la fascination pour ces machines imposantes, clignotantes et couvertes de câbles, quel est l’intérêt de ces énormes engins ? Pour essayer de faire simple, car le sujet est complexe en plus d’être vaste, disons que plus les différentes parties qui composent un synthé ont de façons d’être connectées entre elles, et plus ce synthé aura de possibilités sonores. C’est à ça que servent les nombreux câbles qui finissent souvent par couvrir les modulaires, à créer des relations plus ou moins compliquées entre les modules. En fait, chaque arrangement de câbles, qu’on appelle un patch, crée littéralement un synthé possédant ses caractéristiques propres et les possibilités sonores qui en découlent. Et comme il y a des myriades d’arrangements possibles, il y a des myriades de synthés tous différents possibles sur un modulaire. Autant dire qu’un modulaire, même de taille modeste, est déjà une redoutable usine à sons. Alors essayons d’imaginer les possibilités sonores d’un gros Moog comme en possédait Klaus Schulze des années 70/80, c’est juste faramineux ! Mais ça, ce n’est que le début de l’histoire, la base. Parce qu’ensuite il faut dire qu’on met les modules qu’on veut dans un modulaire. Si on souhaite mettre l’accent sur les oscillateurs, pas de problème. Mais on préfère privilégier les filtres, pas de problème non plus. Ce qui revient à dire qu’un modulaire est un synthé à la carte. Encore faut-il savoir composer un menu équilibré et savoureux. Ce n’est pas inné du tout, ça s’apprend avec, comme dans tout apprentissage, des collections d’erreurs à la clé, au moins au départ. Mais on finit par comprendre les trucs et les astuces, et tout ceci se termine heureusement par des systèmes bien conçus et bourrés de possibilités sonores extrêmement variées. Pour conclure ce chapitre, il faut aussi ajouter qu’il est loisible, ô combien, de remplir son modulaire d’une flopée de modules totalement étranges aux noms difficilement compréhensibles par les non-initiés. Ce qui augmente encore, et de manière considérable, les façons de créer des sons sur un modulaire. Alors voilà, une fois qu’on a dit ceci, il est évident que des synthés comme le gros Moog ou l’ARP 2500 ressemblent plus à des laboratoires de recherche sonore qu’à des instruments de musique. Après, c’est une affaire de goût. Un modulaire en lui-même n’est pas mieux qu’un synthé plus « normal », ni préférable. Tout dépend de la musique électronique qu’on veut faire, et de comment on veut la faire. Moi, j’adore câbler et recâbler mon modulaire, ce qui est très chronophage. Alors que d’autres préfèrent passer moins de temps à faire des sons, et plus à les jouer. À chacun d’établir ses propres règles en la matière. Mais pour ceux qui comme moi ont le goût des modules plus ou moins bizarres et des forêts de câbles, on a vite fait de partir très loin dans la recherche sonore. Après tout, c’est bien l’intérêt d’un modulaire ! Sinon, à quoi bon, hein ?
C&O : Le rythme et les sons sont deux sous-ensembles forcément liés. On pense aux séquences, une des signatures typiques de l’univers analogique depuis la Berlin School (récupérée ensuite par la techno et par bien d’autres courants). Mais aussi la recherche de sonorités inédites, la création sonore pure et dure, de matière, de textures, etc. Quelle est celle de ces deux approches qui te motive le plus ?
FG : Déjà il faudrait s’entendre sur ce terme, beaucoup moins clair qu’on ne le pense, de Berlin School. Il est pratique, on voit sans peine de quoi il s’agit. Sauf que Klaus Schulze a lui-même dit que la Berlin School n’existait pas, que ce n’était qu’une invention de journaliste, comme le fameux Krautrock. Et même si on accepte l’existence d’une Berlin School, après tout pourquoi pas, je n’ai personnellement rien contre, toujours en continuant de prendre l’exemple de Klaus Schulze, était-il plus Berlin School en composant Irrlicht, qui ne comporte aucune séquence, ou en mettant en boîte Mirage, où les séquences abondent ? On s’y perd ! Pour moi, Berlin School ou pas, c’est un faux problème. Le vrai problème est la créativité. Il est facile de créer une séquence et d’improviser dessus. C’est même le b.a-ba de la Berlin School telle qu’on la définit habituellement. Mais a-t-on été créatif ? Pas forcément. Or, pour moi, la Berlin School, si on veut vraiment qu’il y en ait une, c’est la liberté, le hors-piste, le saut permanent dans l’inconnu. C’est ce qu’ont fait Klaus Schulze et Tangerine Dream à leurs débuts. Ça fusait grave dans tous les sens ! Juste pour la beauté de la question, Zeit, qui ne comporte pratiquement pas de synthé, à part un passage joué par Florian Fricke sur son gros Moog, est-il un album de Berlin School ou pas ? Ha ha ha ! Je laisse les fans de Tangerine Dream répondre à cette énigme sans fond. Ensuite le duo obligatoire séquence/solo est devenu une recette, et même, assez vite après, une machine à faire de l’argent, beaucoup d’argent. Mais il reste évident qu’il est possible, tout le temps, de rester créatif en maniant le duo séquence/solo. C’est en permanence ce que j’ai en tête en créant des séquences. Et avec un modulaire, il est franchement aisé de partir dans des séquences complexes et atypiques. Sauf que c’est celles-là même que beaucoup qualifieront d’éloignées de la Berlin School ! Maintenant, si on se penche plus avant sur ce qu’est une séquence, disons de 8, 12 ou 16 notes, c’est à la fois une mélodie mise en boucle et un rythme, surtout si on donne à cette séquence un son percussif. Mais tout est possible dans ce domaine, varier les timbres et leur manière d’évoluer dans le temps. On tombe alors sans difficulté et sans même le faire exprès dans des styles de séquences qui ne ressemblent plus vraiment à des séquences ! De plus, si on ajoute de l’écho, voire un système d’échos complexes, alors là, les possibilités de rythmes/mélodies deviennent virtuellement infinies. Bien sûr que je me plonge dans ce genre de mécanique très subtile avec délice et application ! Cela dit, la recherche de sonorités inédites m’intéresse tout autant. En vérité, je n’ai pas vraiment de préférence, tout me plaît dans ce qu’on peut créer avec un modulaire. Mieux, j’apprends tout le temps de mes modules et leurs combinaisons. Ce qui me motive continuellement à poursuivre mes recherches sonores vers de nouveaux horizons dont souvent je n’avais pas la moindre idée la veille. C’est sans fin et c’est super ainsi !
C&O : Quels sont tes modèles ou tes artistes de référence dans ce domaine, anciens ou modernes ? S’agit-il avant tout des synthétistes ou alors de « papes » de la musique électroacoustique (pour leur orientation sur la recherche sonore avant tout).
FG : J’ai tellement de modèles ou d’artistes de référence rien qu’en ce qui concerne la musique que je ne saurai même pas par lequel commencer ! Et parfois j’admire le même musicien pour des raisons différentes. Prenons juste Vangelis. Je le vénère pour l’album 666, mais aussi pour Spiral, lui-même très différent de Beaubourg. Mais je pourrais tout aussi bien parler de Kraftwerk. J’ai déjà dit l’importance qu’a eue pour moi Autobahn. Mais cet album était très différent du précédent, Ralf & Florian, qui me met à chaque fois dans des états indescriptibles, et très différent aussi du suivant, Radio-Activity, qui est de la pure poésie sonore. En fait, dans ma tête, je me balade sans cesse dans un panthéon sans limite de modèles très variés. Ça va de Peter Gabriel à Gabriel Yacoub, de Michael Stearns à David Bowie, de Walter/Wendy Carlos au Yellow Magic Orchestra, de Purcell à Mozart, de Risset à Stockhausen, de Cécile Corbel à Didier Laloy, des Beatles aux Rolling Stones, des Talking Heads aux Sex Pistols, de Terry Riley à Telex, de Popol Vuh à Neu!, des Who à Bob Dylan, de Neil Young à Laurie Anderson, de Graeme Allwright à Simon & Garfunkel, de Loreena McKennitt à Michael McNabb, de Can à Weather Report, je pourrais continuer longtemps comme ça, en détaillant mon amour pour chacun de ces noms. Et puis dans tous mes modèles personnels, il y a aussi des noms qui résonnent plus singulièrement que d’autres, comme celui de Conrad Schnitzler. Il a fait partie de Tangerine Dream, du moins le premier album, Electronic Meditation. Mais son caractère entier et son exigence musicale, je veux dire expérimentale, de tous les instants l’ont rapidement éloigné d’un groupe encore à la recherche de lui-même. Lui, il savait déjà où il irait, et par quels sentiers il s’y rendrait. Violoniste autodidacte tout en étant un non-musicien avoué, grand manieur de Synthi A et manipulateur très avisé de cassettes audio, c’est le prototype même du chercheur sonore sans frontière et sans concession aucune, jamais. Le cas de Peter Baumann, encore un ex-Tangerine Dream, me fascine aussi, son parcours, sa manière d’être et de faire. On lui doit le magnifique Romance 76, puis le non moins excellent Trans-Harmonic Nights. Mais également un synthé mythique, l’EMU Audity, fabriqué juste pour lui. Mais il se distinguait déjà au sein de Tangerine Dream en possédant un modulaire Projekt Electronic, alors que ses confrères ne juraient que par Moog. Enfin voilà, quoi, j’aime ce genre de musiciens qui n’en font qu’à leur tête ! Et puis, la vie offre parfois de temps en temps un cadeau inestimable. J’ai toujours été un énorme fan de Zanov, dont les albums sont constamment rigoureux dans leur réalisation et admirablement inventifs. J’ai une passion toute spéciale et sans fond pour son premier album, Green Ray, où il n’a utilisé qu’un EMS VCS3, un clavier EMS DK2, un TEAC 4 pistes et un Revox A77. Ce que Zanov a fait avec ce peu de matériel est tout à fait stupéfiant, multipliant les séquences sans aucun séquenceur, accumulant les rythmiques comme par magie et surtout, développant des tas d’atmosphères irréelles et superbes. Eh bien, la vie a fait que j’ai pu côtoyer Zanov, lors des SynthFest organisés par l’association nantaise PWM. C’est un musicien d’une gentillesse totale et d’une modestie sans nom malgré sa très solide expérience. Au cours de nos conversations, j’ai enfin pu lui avouer que j’aime souvent à me mettre en condition avant une séance d’enregistrement en réécoutant Green Ray, qui demeurera à jamais pour moi un modèle parfait de vraie bonne musique électronique à l’ancienne.
C&O : Qui dit synthé analogique (ou pseudo-analogique), et surtout modulaire, implique une certaine approche physique, concrète, de la matière sonore, que j’appellerais « digitale », tactile = faite avec les doigts (ok, le jeu de mots est étrange voire paradoxal, mais il est parlant !) plutôt qu’en manipulant souris, écrans, fichiers, logiciels, etc. Bref, très différent de l’approche laptop moderne/contemporaine, samples, etc. On pourrait aussi appeler la tienne une approche « organique » : potards, curseurs, jacks, liaison physiques (pour ne pas dire électriques et câblées), etc. Branchée en somme, au sens électrique du mot. Qu’as-tu à dire là-dessus ?
FG : En vérité, je ne suis pas du tout un fan exclusif de l’analogique, même si je suis bien évidemment un très grand passionné de la chose. Il est facile de trouver sur YouTube des tas de vidéos dans lesquelles j’utilise des logiciels comme Reaktor, Pure Data, Sonigen ou Blok Modular. Je possède aussi deux Clavia Nord Modular G2, que j’adore et que je manipule comme des trésors. J’ai joué pendant pas mal d’années sur un et même plus exactement deux Yamaha SY-77 très numériques. Et de 2008 à 2011, je n’ai utilisé rien d’autre qu’un logiciel québécois ultra-puissant du doux nom de Plogue Bidule. Avec un peu d’effort et de temps, et juste en s’aidant d’une souris, on peut faire avec Plogue Bidule absolument n’importe quoi qui a un rapport avec le son, synthés complexes, séquenceurs déments, filtres plus que spéciaux, tables de mixage de dingue, échantillonnage sur plusieurs minutes, unités de traitement de son à peine croyables, et j’en passe, en quantités industrielles. Et tout ceci, et même bien plus, est disponible en même temps sur une seule page d’écran, pratiquement à volonté, la seule limite étant la puissance de l’ordinateur par lui-même. Un matin où il pleuvait, je me suis dit que je n’avais pas de vocodeur. Pas de problème. Le temps de me renseigner sur la structure précise d’un vocodeur, un peu de boulot à la souris, et une heure plus tard j’avais déjà un petit vocodeur sympa à 8 bandes, qui a vite fini par compter 32 bandes avec quelques efforts de plus. Je ne m’étends pas plus sur Plogue Bidule, où alors ça me mènerait beaucoup trop loin. Je résumerai ça en disant que pendant trois ans, ce logiciel a véritablement fait partie de moi de manière très intime, et m’a permis des choses merveilleuses, tant en matière de sons que musicalement. C’est quand j’ai commencé à envoyer des séquences créées dans Plogue Bidule vers mon Moog Slim Phatty, mon Korg MS-20 ou mes deux Doepfer Dark Energy que j’ai réalisé que la manipulation tactile d’un synthé me manquait quelque part. C’est à partir de ce moment-là que j’ai débuté ma migration progressive vers des synthés très physiques. Ne pouvant pas alors de payer un système modulaire, j’ai d’abord essayé de m’en faire un avec un ensemble de pédales Moogfoogers. J’en ai eu jusqu’à huit. Ça, plus un CP-251 et mon Slim Phatty, j’avais en quelque sorte mon gros système Moog à la maison. Très étrange, tout ce qu’on peut créer comme sons bizarres avec ce genre d’assemblage. Là, pour le coup, je baignais dans l’expérimental total ! Et des potards à tourner, j’en avais des pelletées. Sauf que mon vieux rêve d’avoir un « vrai » modulaire commençait sérieusement à me tirailler. Alors, j’ai revendu mon Korg MS-20 que j’avais depuis 34 ans, mon fidèle Slim Phatty qui sonnait d’enfer, mon CP-251 à l’allure si particulière et mes Moogfoogers, plus encore quelques autres trucs. Ce n’est qu’à ce prix-là que j’ai pu me payer le modulaire dont je rêvais alors, composé de deux Basic System 2 Doepfer et d’un Vermona QMI. 4 VCOs, 4 VCFs, 4 VCAs, 4 ADSRs et un convertisseur MIDI/CV adéquat, voilà, j’avais désormais de quoi faire de la polyphonie 4 voix en version modulaire, sans compter les myriades d’autres possibilités sonores que m’offrait mon système double. Une nouvelle aventure commençait, avec des tonnes de trucs à apprendre et à réaliser. Bon, soyons clair, le modulaire, c’est un univers en soi. Et en réalité c’est même une famille d’univers, car on ne pense pas la création sonore de la même manière sur un modulaire Moog, Buchla, Serge ou Eurorack. Les logiques ne sont pas les mêmes, ni les aspects, ni les tailles. Tout ceci influe beaucoup. Et je ne parle même pas de la différence de gestuelle sur des modulaires tels que le Roland System 700, l’ARP 2500 ou le Synthi 100, qui sont, en plus, de conception très différente et qui donc, s’approchent et se maîtrisent tout aussi différemment. On peut être un champion de l’ARP 2500 et rester tout bête devant un Synthi 100, et inversement.
C&O : N’est-ce pas « passéiste » de procéder ainsi, une sorte de « retour en arrière » (là, je te provoque à réagir alors va-y, fonce, défends-toi !). Ou serait-ce plutôt une certaine philosophie du son et de sa manipulation/transformation/création ?
FG : Piloter à son gré un système modulaire n’a rien de passéiste, c’est même extrêmement moderne. Ça a toujours été extrêmement moderne ou plus exactement, hors du temps. En fait c’est la manière la plus pratique et immédiate d’avoir littéralement sous la main tous les éléments et paramètres qu’on peut souhaiter pour créer sans limite des sons, des atmosphères ou encore des séquences. Ça a toujours été ainsi et ça le restera toujours. Ceux et celles qui manipulent des systèmes Buchla de la série 200e n’ont strictement aucune raison de se sentir passéistes ! Et je défie quiconque de se sentir passéiste face à un modulaire Eurorack rempli de modules Make Noise, ADDAC, Cwejman, Mutable Instruments ou encore Intellijel ! Pour ne citer que quelques fabricants toujours très novateurs. Et même en supposant quelqu’un absolument fan de synthés vintages, il lui sera sans problème possible d’utiliser ses vieilleries d’une manière très actuelle. Quand j’utilisais à fond les deux filtres résonants de mon vénérable Korg MS-20 en passant le son à travers un système complexe d’échos et de flangers subtils créés avec Plogue Bidule, je ne me sentais pas du tout passéiste, bien au contraire ! C’est d’ailleurs cette vérité qui a permis un nouvel essor des modulaires, et de l’analogique en général. Le son analogique est sans âge, sans frontière. Et puis selon les circuits, il peut sonner de plein de façons très différentes. Vous voulez du gros son analogique très moderne qui décoiffe, votez Mutasonix ! Et pourtant, ça marche avec des lampes. Même Korg a mis une lampe dans son King Korg pour réchauffer le son ou, pourquoi pas, le distordre gentiment. La lampe, rétro ? Non, tendance. Du genre retour vers le futur ! Il y a un fabricant de modules Eurorack, du nom d’Erica, qui a doté beaucoup des siens d’une lampe. Leur design est impeccablement actuel et la lampe donne à ces modules un look de toute beauté. Mais c’est surtout le son bien rond, profond et très réactif, qui signe la modernité sans faille du concept.
C&O : Et pourtant, les papes et précurseurs de la synthèse analogique (années 50, 60) étaient d’une façon précurseurs aussi sur la technique, très en avance sur leur temps à certains égards, et utilisaient les techniques les plus « modernes » à leur portée (quand on voit les photos des machines et des labos impressionnants de Pierre Schaeffer, Bernard Parmegiani, etc.). Peut-on, ou doit-on, en 2017, en rester ou revenir à une approche des sons qui était celle des années 60/70 ? Y a-t-il une analogie possible avec le « courant baroque » sur instruments anciens lancé par Nikolaus Harnoncourt, par exemple ? Ou avec le lo/fi, dans un autre domaine musical ? Ou encore avec les amplis à tubes, avec le « gros son » des Moog ou des guitares vintage, etc. Ou est-ce plutôt destiné à trouver/retrouver une certaine authenticité de création de la matière sonore… et du geste créatif ?
FG : Comme je le disais, les modulaires de dernière génération n’ont plus rien à voir avec les gros Moog d’antan. Très franchement, le modulaire qui trône chez moi, qui est d’une bonne taille sans être imposant, est considérablement plus puissant que le gros Moog de Schulze. Avec 10 VCOs très flexibles, 12 VCFs souvent multimode, 4 séquenceurs dont 2 matriciels, une grosse poignée d’échos et autres effets, une tripotée de générateurs d’enveloppes complexes et une collection de modules très inventifs totalement inconnus aux belles heures du Moog 3P, j’aurais sans doute fait pâlir d’envie le Klaus de la grande époque. Sauf qu’il aurait peut-être quand même préféré son gros Moog, pour la simple et excellente raison qu’il le connaissait à fond. C’est un avantage qui n’a pas de prix, quand un son « dérape » en concert. On sait tout de suite quel potard baisser et rattraper ainsi très vite le faux pas. Mais c’est surtout le fait de « faire corps » avec son instrument qui est essentiel. Il m’arrive de rendre visite à des connaissances qui possèdent un modulaire. Et je reste toujours désemparé devant leur engin, même s’il s’agit d’un Eurorack. Car la logique de disposition des modules n’est pas la même que dans mon modulaire, en plus, les modules sont généralement très différents. Eux-mêmes seraient sûrement tout aussi désemparés face à mon petit mur de modules. Donc, nous, les modularistes, vivons une époque formidable. C’est ainsi que nous pouvons nous payer un Eurorack rempli de modules à la pointe de la technologie, ou un Eurorack bourré de modules façon vintage, ou un Eurorack mélangeant les deux, ou encore un Eurorack exclusivement constitué de modules étranges ou même, c’est permis aussi, un modulaire Serge, Buchla ou Moog, et j’en passe. Bref, notre bon Klaus, il n’avait pas eu trop le choix sur la marque de son modulaire, ni même sur le modèle. Si son aventure avait commencé aujourd’hui, il n’aurait eu que l’embarras du choix. Idem pour Pierre Schaeffer et Bernard Parmegiani, qui œuvraient d’ailleurs à leurs débuts dans le même studio de la Maison de la Radio, à Paris. Lequel, malgré son aspect compliqué, ne regroupait en fait, qu’une longue table de mixage, un équaliseur ma foi assez sympathique, une poignée d’oscillateurs qui sentent bon le fait maison et quelques filtres Moog. Ils ont dû faire avec ça. Mais quand je dis ceci, il ne faut pas croire que je les plains. Il y a énormément à faire avec tout cela, et ils ont d’ailleurs énormément créé. Mais l’ont fait aussi avec autre chose, la manipulation experte de bandes magnétiques. De l’échantillonnage à l’état natif, avant qu’on appelle ça le sampling pour faire plus branché. Cela dit, ce n’est pas le matériel qui a fait la gloire de ces deux compositeurs. C’est leur créativité. Eh oui, on en revient toujours là. Il y a des bataillons de possesseurs de gros modulaires qui postent des monceaux de vidéos sur YouTube soulignant leur complète inaptitude à manier un tant soit peu correctement leur machine de guerre. Heureusement, la nature est bien faite, et il y a également des heures et des heures de vidéos où des gens font de très belles choses avec des dispositifs tout à fait modestes. La conclusion s’impose d’elle-même. Gros studio débordant de synthés ou petit trois fois rien bricolé, c’est le cerveau qui est avant tout aux commandes. S’il n’a aucune appétence ou compétence pour le hors-piste bien mené, rien de très passionnant ne sera à attendre. Jimi Hendrix n’a pas eu besoin de beaucoup plus que sa guitare et quelques pédales pour devenir le génie de la six-cordes électrique qu’on sait. Mais il jouait tout le temps, partout où il le pouvait, il dormait même avec sa guitare. Il faisait corps avec son instrument. Rien ne remplace ça. Après, on peut toujours parler de trucs et de machins pour avoir le « gros son », si les synapses ne suivent pas, la musique sonnera creuse, quoi qu’on tente pour y remédier. Maintenant, si la créativité est là, alors tout devient possible, transmuter le son d’un ukulélé au travers d’un modulaire, multi-sampler une voix pour faire des chœurs célestes, modifier une séquence selon la fréquentation d’une rue, faire générer à un ordinateur des mélodies en fonction de formules mathématiques, utiliser toutes les parties d’un piano pour une composition très rythmée, se lancer dans une improvisation sans concession sur un synthé un jour de complète déprime ou de grand bonheur, lire un livre devant un micro en variant les échos et la réverb, on peut en trouver des tas comme ça. Cependant le cas de Nikolaus Harnoncourt est très différent. Tout comme William Christie, il a cherché à retrouver le son véritable et l’interprétation originelle de la musique baroque et classique, tout ceci ayant beaucoup varié au cours du temps pour aboutir finalement à des conceptions sonores et musicales plutôt éloignées des idées initiales. Cela a dérangé quelques barons qui jouaient ou faisaient jouer la musique baroque comme ça et pas autrement, pareil pour la musique classique. Le débat pourrait être de savoir qui a tort et qui a raison. Et la réponse ne serait pas si simple à trouver. Nos oreilles et tout simplement notre goût ne sont plus forcément portés sur la sonorité des instruments anciens, ni sur la manière dont on les jouait à l’époque. Personnellement, j’adore le son de la vielle à roue. Mais je connais des gens que ça horripile. Ils préfèrent la sonorité du violon, un cousin, soit dit entre nous. Donc, voilà, Christie et Harnoncourt ont fait preuve d’un grand talent pour en revenir au « son d’avant », mais malgré les éloges de beaucoup, tout le monde n’aime pas. Les goûts et les couleurs…
C&O : Jean-Michel Jarre semble prendre un grand plaisir à mêler les deux, à utiliser les techniques les plus modernes, tout en nous faisant encore entendre les « trésors analogiques » de sa collection de claviers et de séquenceurs vintage. Que penses-tu de cette approche mixte dans les œuvres qu’il nous propose, y compris les plus récentes ? À moins que tu préfères généraliser et parler d’autres artistes qui glissent quelques claviers vintage dans leurs opus par ailleurs très contemporains. Par exemple Elaenia de Floating Points avec ses vieux synthés Buchla, les gros sons analogiques Doepfer de John Grant, les claviers seventies d’Aimée Mann, de Joanna Newsom, etc. ?
FG : Tu me parles du Buchla de Floating Points. Muse en possède un aussi. Et, à vrai dire, le fait qu’un groupe de rock, de pop ou de jazz utilise un système modulaire ou un synthé un tantinet plus puissant qu’un Minimoog n’est en rien une nouveauté. Et c’est tant mieux ! Au début des années 70, le groupe allemand Amon Düül II utilisait déjà un ARP 2500 sur scène. Un synthé très employé aussi à la même période par Pete Townshend sur Quadrophenia. Et, pour l’anecdote, c’est aussi le synthé que tu entends dans le « Funeral For A Friend » d’Elton John, et qui est joué par David Hentschel. Bon, je passe rapidement sur le fait que c’est un ARP 2500 fort beau et fort complet qui est joué dans les dernières minutes de Rencontres Du Troisième Type. Tiens, tant qu’à parler cinéma, citons le gigantesque TONTO. (The Original New Timbral Orchestra) à base de modules Moog (mais pas que !) qui apparaît avec une délectable insistance dans Phantom Of The Paradise. Dans les mêmes années, Brian Eno, alors membre de Roxy Music, possédait un double EMS VCS3. Toujours dans les années 70, Tim Blake, alors membre de Hawkwind, pilotait aussi un double EMS Synthi A. Et dois-je parler à nouveau du gros Moog de Keith Emerson, qui a fait les beaux jours d’Emerson, Lake & Palmer ? Ou évoquer le Oberheim 8 voix et l’ARP 2600 de Joe Zawinul qui a fait les belles heures de Weather Report ? Bon, je m’arrête là. Que Floating Points continue sur cette lancée me réjouit, bien sûr. En revanche, concernant John Grant, il ne possède pas de modulaire Doepfer, celui qu’il utilise appartient à Gusgus. Tu me parles de Joanna Newsom, tout en évoquant la présence du vintage au sein d’une musique très contemporaine, d’un mix du nouveau siècle avec l’ancien temps. J’aime beaucoup ce que fait Joanna Newsom, je ne suis largement pas seul dans ce cas, et son statut d’artiste culte n’est franchement pas volé. Encore que dans un genre similaire, je préfère personnellement ce que fait Cécile Corbel ou Loreena McKennitt. Le point commun de ces trois excellentes chanteuses est une utilisation toujours magnifique sinon magique de la harpe, classique ou celtique. Mais, même si l’utilisation de cette harpe est forcément mise en avant, instrument à la fois redoutable à jouer et fascinant dans ses sonorités, je me demande si ce n’est pas plutôt le talent formidable des trois artistes qu’il faudrait surtout mettre en avant, plutôt que leur harpe. J’ai eu la chance d’assister à plusieurs concerts de Tori Amos, seule face à son piano. C’est juste monstrueux, ce qu’elle dégage de sensibilité et d’énergie. Mais si on doit absolument parler de harpe dans la musique moderne, il est alors obligatoire d’évoquer Alan Stivell. Mais alors, où est la frontière, où est le talent ? Doit-on louer Erik Satie pour son utilisation si particulière du piano ? Ou doit-on plus particulièrement louer Stevie Wonder pour sa dextérité à l’harmonica, alors qu’il aurait pu utiliser un de ses synthés pour un résultat pratiquement similaire. Le sujet est si vaste et complexe ! Ô, mes frères, réunissons-nous, et posons-nous avec gravité la question de savoir si le piano tel qu’en lui-même, instrument considérablement usité de par le vaste monde, est un instrument vintage, je veux dire encore plus vintage que le Wurlitzer et le Fender Rhodes, du genre « plus vintage que ça tu meurs ». Ça me rappelle un prof de piano qui m’a dit un jour, très sérieusement : « On ne devrait plus jouer de clavecin, maintenant que le piano a été inventé. » Ma surprise passée, je lui ai répondu, tout aussi sérieusement : « On ne devrait plus jouer de piano, maintenant que le synthétiseur a été inventé. » Cela dit, oui, bien évidemment, je comprends ta question. Mais où doit-on s’arrêter alors ? Doit-on souligner l’utilisation d’un violon, instrument éminemment ancien, ou alors celui d’un orgue d’église, surtout s’il s’agit d’un orgue positif ? Dans le même ordre d’idée, j’ai assisté il y a quelques années à un concert de Daemonia Nymphe, un groupe néo-folk grec qui utilise force d’instruments très anciens pour des résultats parfois saisissants de modernité. À un moment du concert, j’ai fermé les yeux, et j’ai pu me laisser croire quelques longs instants qu’ils n’utilisaient que des synthés ! Mais j’ai tout de même vite rouvert les yeux car Daemonia Nymphe sur scène, c’est quand même spécialement grandiose ! Je ne peux surtout pas oublier d’évoquer également, souvenir aussi précieux qu’indélébile des années où je pratiquais le gamelan javanais, le groupe canadien Evergreen Club, qui utilise cet instrument de manière tout autant experte que contemporaine. Peut-être même, pourquoi pas, aurais-je pu me contenter d’évoquer uniquement le groupe féminin belge Laïs, capable, à l’aide de ses seules voix, de réinventer n’importe quelle chanson ancienne ou moderne, sans compter ses propres compositions, toujours impeccablement ciselées et pleines de surprises ? Mais encore une fois, quelle est la limite, où placer la frontière ? Parlons maintenant de la collection de synthés de Jean-Michel Jarre, qui serait donc dans le même trip vintage et, plus exactement, dans celui de tout mélanger dans l’ancien, synthés anciens, claviers anciens et pédales d’effet à l’ancienne. Qu’on me permette de rigoler doucement dans ma barbe de trois jours. N’était-il pas fier à une autre époque, tout à fait vintage pour le coup, d’exhiber son Fairlight CMI dernier cri ? Ferait-il trop moderne à présent ? Et pourtant, le Fairlight est maintenant devenu adorablement vintage. Il y a même des gens qui font tout pour maintenir en vie les Fairlight de cette époque encore en état de marche. Je ne comprends plus. Bon, d’accord, le Fairlight est nu-mé-rique, donc pas beau, pas vintage. Et son Harmonic Synthesizer de chez RMI, ses deux oscillateurs à synthèse additive ne sont-ils pas nu-mé-riques eux aussi, hein ? Ah oui, je pige. Lui, il a bon look, plein de potards et de curseurs partout. Donc, on valide. Quant à sa collection de synthés par elle-même, même si elle considérable, tout le monde conviendra facilement qu’elle n’a cependant rien d’exceptionnelle. Dans le sud-ouest de la France, Olivier Grall fait bien mieux dans le genre, sans parler de Benge, de Bernd-Michael Land ou encore de Jack Dangers, le champion toutes catégories étant certainement Hans Zimmer. Tu me parles aussi de ses pédales vintage. Oui, ça fait toujours bonne impression de parler de vintage dans le cas de ses pédales, de ses claviers, de ses synthés, surtout quand ils sont modulaires, avec de beaux séquenceurs vintage. Il faut quand même bien regarder les choses en face. Est-ce à dire que le moderne, c’est nul ? Je comprends qu’on soit attaché à son vieux Korg MS-20 bien vintage. J’en ai moi-même eu un que j’ai donc gardé pendant 34 ans et qui avait un son fantastique, surtout quand je faisais résonner les deux filtres. Mais bon, sans rire, quand je faisais résonner le filtre de conception moderne de mon Moog Slim Phatty, j’étais tout aussi transporté. Ou aurais-je dû absolument préférer les filtres de mon vieux Korg à celui de mon Moog tout récent ? Ce qui est sûr c’est que les deux synthés sonnaient différemment et que j’en faisais une utilisation toute aussi différente. Réfléchissons donc en se basant sur les faits. L’imposant Korg PS-3300 triplement totalement polyphonique n’est plus fabriqué depuis belle lurette, mais rien n’est venu le remplacer dans ses sonorités si particulières. Idem pour le fabuleux Polymoog. Idem pour le Jupiter 8… Je m’arrête là. C’est ça pour moi, le vintage, le fait que chaque synthé étant un trésor sonore en soi, quand on ne fabrique plus, c’est un diamant sonique qui disparaît peu à peu, uniquement maintenu en vie par une assemblée d’adorateurs plus ou moins nombreux avec le temps. Donc, oui, c’est très certain, Jean-Michel Jarre a bien raison de veiller jalousement sur son Moog 55 tout comme sur ses ARP 2500 et 2600 ! Maintenant, soyons juste, et disons que je n’ai pas pour autant à rougir de mon modulaire Eurorack de conception moderne. Après tout, dans vingt ans, vintage signifiant originellement vingt ans d’âge, il sera tout à fait vintage lui aussi ! Cela dit, ce retour au vintage n’est pas un absolu. Beaucoup de musiciens, et pas des moindres, ont complètement abandonné leurs vieux synthés. Les maintenir en bon état de marche après un certain nombre d’années est toujours un défi, souvent coûteux qui plus est. Et puis les nouveaux synthés offrent d’excellentes possibilités sonores, et de nombreuses sont mêmes inédites par rapport aux vieilles machines, ce qui renouvelle considérablement l’analogique. Un très bel exemple : le Matrixbrute, de chez Arturia. Mais je possède moi-même deux Phenol de chez Kilpatrick. C’est un petit modulaire analogique d’un seul bloc, très complet, et tout mignon. Ce n’est pas vintage pour un sou, mais qu’est-ce que c’est bien ! On peut même le poser tranquillou sur ses genoux et partir en live dans l’expérimental le plus total. C’est mon synthé préféré du moment ! Tiens, je vous parlais tout à l’heure de Zanov. Eh bien, ça fait déjà un sérieux moment qu’il n’utilise plus son EMS VCS3. Mais le meilleur exemple de cette évolution reste pour moi Kraftwerk. Exit les Minimoog, les ARP Odyssey et autres Synthi A, depuis longtemps, c’est laptop pour tout le monde, des logiciels en pagaille, et pour chacun le clavier de contrôle qui va bien. Donc vintage, pas vintage, c’est à chacun de voir selon son goût.
C&O : Déjà le troisième album en duo. Préfères-tu cette formule à l’album solo ?
FG : Bon, soyons clair, d’une manière chronologique, j’ai d’abord fait des albums uniquement en solo. C’est cool, de bosser en solo. On fait tout à son rythme, comme on veut, sans jamais être contredit, sans fâcheries. Bref, c’est l’idéal. Enfin, ça paraît l’être. Sauf qu’on n’a pas la mesure de son niveau. Est-on bon, médiocre, voire proche de la nullité ? Difficile de le savoir. Alors on écoute les albums qu’on préfère des musiciens qu’on admire, et on se dit qu’ils ont le super-matos, le méga-studio, les ingénieurs du son, le producteur, et donc, qu’eux, c’est forcément mieux, mais qu’on ne fait pas si mal avec le peu qu’on a. Bref, on n’en sait rien. Quand j’ai fait mon premier album, Trois Suites, j’en étais là. J’avais réuni les meilleurs morceaux que j’avais faits sur mes Yamaha SY-77 et j’avais envoyé ça à une maison de disques indépendante en croisant les doigts. C’était un début, j’étais super-fier, j’avais « mon » album ! C’est avec le temps que mon enthousiasme s’est décanté. Débuter, c’est bien, progresser, c’est mieux. Ça commence par voir les défauts, penser à des améliorations, tenter de les mettre en œuvre, voir si tout ceci fait quelque chose de vraiment mieux, mais ceci encore tout seul dans son coin, douillettement, en vérité. J’ai quand même voulu faire quelque de radicalement différent pour mon deuxième album, Ars Sequentia. J’ai toujours été absolument fasciné par les séquences. Ce sont les séquences de Phaedra qui en ont fait mon album préféré de l’été 1974. Et c’est le début séquentiel d’« Autobahn » qui m’a décidé à faire de la musique électronique. Je peux écouter en boucle sans me lasser la face 2 de Ricochet, bourrées de séquences. Departure From The Northern Wasteland de Michael Hoenig fait partie de mon top 10 éternel pour ses flopées de séquences d’une inventivité étonnante tout en étant d’une rigueur sans faille. Je m’arrête là. Or j’avais vite appris à faire mes propres séquenceurs à l’aide de Plogue Bidule. D’où l’idée un peu folle mais finalement assez logique de ne faire un album qu’avec des séquences, rien d’autre. Ensuite j’ai continué sur cette lancée, tout en essayant de m’améliorer d’album en album, et en tentant aussi de devenir un peu plus moi-même à chaque fois. Car quand on fait de la musique à prétention expérimentale, le plus dur, c’est d’oser faire ce qu’on a osé penser et ensuite d’oser affronter sans broncher les commentaires, souvent négatifs ou incrédules. C’est très difficile. On n’est toujours enclin à mettre de l’eau dans son vin. Tenir bon, creuser son sillon, oser pour de bon, ça prend du temps, demande des efforts et des remises en question permanentes et parfois violentes. Et tout ceci se fait encore et forcément seul, tout seul. Et encore faut-il ne pas oser n’importe quoi n’importe comment. Tout le monde sait que faire du ski hors-piste demande une rigueur de tous les instants, encore bien plus grande que sur une piste balisée et surveillée. Dans la musique expérimentale, c’est idem. On explore, on s’aventure, mais on ne le fait pas n’importe comment, sous peine d’aboutir très vite dans le grand n’importe quoi. C’est là où le groupe américain Mother Mallard’s Portable Masterpiece Company m’a toujours servi de règle à suivre. Sa musique est foisonnante et à la fois, paradoxalement, plutôt ascétique. J’aime cette simplicité permettant de ne pas se noyer dans la profusion. Il faut croire que mes efforts sur moi-même et sur ma musique ont fini par payer car, un jour, Zreen Toyz m’a contacté pour me proposer que nous fassions un album ensemble. Quand je me suis rendu compte du niveau ultra superlatif du bonhomme, j’en ai presque eu des cauchemars. On ne dit pas Oui à un tel musicien sans penser à l’engagement total que ce oui implique. Alors, quand j’ai accepté le deal, je me suis dit qu’en même temps, j’acceptais un saut quantique quant à ma manière de bosser. Après quelques errements assez compréhensibles au départ, sur notre façon de travailler ensemble, il a finalement été adopté que je fournirai la matière brute, et que lui la façonnerait. Dit comme ça, ça peut paraître simple mais en vérité, ça ne l’est pas du tout. Zreen Toyz a beau être le gars le plus cool de l’univers, je ne pouvais pas m’enlever de l’esprit son niveau stratosphérique. Eh, je fais comment, moi, pour fournir de la bonne matière brute a quelqu’un qui connaît tout sur tout sur la musique électronique. Eh bien tu bosses, mon gars, tu t’appliques, tu hausses ta moyenne, tu raffines tes séquences, tu peaufines tes modulations, tout ça, quoi. J’en ai passé des nuits, à bosser comme un acharné et en même temps, je ne pouvais que me sentir fier d’avoir été repéré par un musicien aussi talentueux que Zreen Toyz. Un beau jour, il a bien fallu que lui envoie le produit de mes efforts. Qu’allait-il en penser ? Allait-il me dire de refaire des trucs, ou allait-il oublier l’affaire en constatant l’ampleur du désastre ? J’ai vite compris que tout se passait bien. Ensuite vint l’attente, plusieurs mois, interminables. Qu’était-il en train de faire avec ma matière brute ? Mystère et boule de gomme. Un matin, enfin, il m’a envoyé une salve de six gros fichiers son. Et là, en avant-première, j’ai pu découvrir, lové dans un canapé, mon propre album. Impression indescriptible. Wow ! Quel boulot de folie il avait fourni, j’en restais pantois. Et surtout, quel résultat ! J’en étais baba ! Un peu plus tard, il m’a de nouveau contacté pour faire un nouvel album en duo. J’ai de nouveau sauté de joie. Mais cette fois, j’étais aguerri, je savais quoi faire, et comment le faire. Donc, au lieu de paniquer comme auparavant, je me suis lâché, avec méthode quand même. Bref, on s’est bien amusés Zreen Toyz et moi, sur ce deuxième album, y compris pour la pochette, car nous sommes tous les deux grands fans d’astronomie. Est-ce à dire que j’étais parfaitement au point, quand Bertrand Loreau et moi avons décidé de faire un album ensemble. Disons que j’avais acquis un certain savoir-faire et, plus important encore, une certaine confiance. Mais il s’agissait quand même d’un nouveau défi pour moi, vu le très haut niveau, également, de Bertrand. Heureusement, c’est lui qui avait en quelque sorte initié par avance l’album, en associant à quelques séquences que je lui avais envoyées, il y avait déjà quelques mois, ses propres solos. Mais l’affaire en était restée là, jusqu’à que nous choisissions de réunir nos noms sur une pochette. Il m’a fallu alors bosser sur de nouvelles séquences, tout seul face à mon modulaire, et les raffiner jusqu’à ce que je me dise que, vraiment, je tenais là de quoi réellement satisfaire un musicien aussi pointu et exigeant que Bertrand. Je suis tout à fait admiratif du travail qu’il a fait à partir de ma matière brute. Ensemble, nous sommes comme le Yin et le Yang, nous nous complétons parfaitement, chacun dans son domaine propre, moi, les séquences plus ou moins complexes, et lui, les solos, les accords, les harmonies. À moi l’étrangeté, à lui la beauté. Après ça, me demander si je préfère bosser en solo ou en duo revient à me demander si je préfère me battre courageusement contre moi-même en espérant progresser, ou affronter un adversaire supérieur en espérant prouver ma valeur…
C&O : Comme tout album de musique électronique, la réalisation de cet album s’est appuyée sur de nombreux synthés. Peux-tu nous en parler ?
FG : Parlons d’abord de Bertrand Loreau. C’est un très grand connaisseur de synthés comme le Minimoog, le Polymoog, le Yamaha DX-7 ou le Roland JP-8000. Il possède une culture et une pratique considérable de ces synthés, sur lesquels il joue admirablement. Mais pour Vimanafesto, sans doute pour toujours rester bien concentré sur son sujet et ne pas se diluer dans des considérations techniques, il a juste utilisé une émulation de Minimoog et un synthé polyphonique virtuel. Mais, là encore, même sur ces synthés a priori froids car parfaitement digitaux, il fait montre de sa maestria pour imposer la sensibilité de son jeu, l’inventivité de ces changements d’accords et la douceur apaisante de ses improvisations. De mon côté, j’ai usé de mon modulaire, de Plogue Bidule et aussi de mes fidèles Dark Energy de chez Doepfer. Je me suis déjà étendu, à propos de Plogue Bidule, mais tout un livre n’épuiserait pas le sujet. Pour simplifier à l’extrême, on peut conceptualiser ce logiciel comme un modulaire à taille variable, ceci pouvant aller jusqu’au plus parfait gigantisme si on le souhaite, et à composition variable, jusqu’à l’extrême. Pour vous donner le tournis à ce sujet, sachez qu’on peut se servir de tous les très nombreux modules disponibles, bien sûr, mais que n’importe quel VST ou VSTi peut être intégré dans Plogue Bidule pour être considéré de facto comme un module de plein droit. Donc, juste pour l’exemple, un ARP 2600 virtuel peut être utilisé comme un module comme un autre et être passé au travers d’un Synthi A virtuel, lui aussi « ploguebidulisé », le son résultant étant échoïsé par un méchant délai virtuel tout aussi « ploguebidulisé ». Vous voyez vite les énormes délires possibles, et là je reste encore très basique, si si si ! Cependant, pour Vimanafesto, c’est un autre genre de délire qu’on peut entendre de la part de Plogue Bidule. J’ai dit, tout à l’heure, que j’ai créé des tas de séquenceurs virtuels avec ce logiciel. Or rien n’empêche de cadencer ce genre de séquenceurs immatériels à des vitesses supra-audio, du genre 30 000 ou 40 000 hertz. À ces fréquences, toute séquence devient un timbre continu dont les harmoniques sont définies par les notes de départ. Autrement dit, changer la vitesse de la séquence revient à varier la hauteur du son, et bouger les notes revient à modifier le timbre. Si j’ajoute que dans Plogue Bidule, tout se calcule avec six chiffres après la virgule, on imagine sans peine les possibilités de créations sonores très fines dérivant juste de ce dispositif. Le plus drôle c’est qu’on peut sans problème moduler une séquence transposée dans l’ultra-audio par une ou deux autres séquences théoriquement à vitesse normale mais pouvant être très facilement éjectées elles aussi dans les hyperfréquences. Le plus intéressant est de faire naviguer la séquence, qui peut être d’ailleurs plus ou moins longue, avec des conséquences variées, entre des vitesses encore audio et hyper-audio. L’oreille s’y perd, ne sachant plus quoi entendre, des séquences, ou des sons continus, ou encore un mélange déroutant des deux. Le ballet peut être très changeant, divers et subtil. J’en parle exprès, car c’est ça qu’on entend de la part de Plogue Bidule dans les deux premiers morceaux de Vimanafesto. Pour le reste des morceaux, à part un où Plogue Bidule séquence une paire de Dark Energy, j’ai utilisé mon modulaire pour créer mes séquences. Pour les férus de détails, mon séquenceur était un Doepfer A-155 associé à son contrôleur dédié, l’A-154. L’A-155 est un séquenceur a priori plutôt classique, presque banal, du genre deux fois huit notes sur deux rangées parallèles. Rien de très nouveau, même si la musique électronique est littéralement farcie de preuves de la grandiose efficacité de ce type de séquenceur « sans surprise ». Associé à son contrôleur dédié, ça devient une toute autre histoire car on peut alors faire varier à son gré la longueur de la séquence, c’est-à-dire son point de départ et/ou son point de bouclage. Dès lors, le nombre de notes d’une séquence ne veut plus dire grand-chose, puisque celle-ci va continuellement être modifiée d’un aspect à un autre. Tout mon boulot a de ce fait consisté à élaborer des séquences d’une belle esthétique, mais se prêtant également bien à ce genre de bidouillage. Ensuite, le dosage dans le bidouillage était aussi essentiel, car on peut vite partir dans le carrément trop bizarre ou dans le quasiment aléatoire incontrôlable. Pour que Bertrand puisse jouer sur mes séquences, il fallait que la trituration reste dans le domaine du raisonnable. Pour ceux et celles que la question intéresse, quelques mots de mon modulaire. Les VCOs utilisés pour cet album sont exclusivement des Oscillators de chez Pittsburgh. Je les adore pour leurs sonorités à la fois précises et pleines, et pour leur énorme flexibilité fréquentielle (d’un cycle toutes les 8 secondes à plus de 30 KHz, tout ceci dans une parfaite continuité, un pur délice !). Le VCF employé fut un A-120 de chez Doepfer, que je trouve pour ma part juste parfait pour moi sur tous les plans. Il sonne bien, distord de manière agréable, résonne solidement et très musicalement, réagit de la meilleure façon au quart de poil et ne décroche jamais, quoi que je lui fasse subir en termes de modulations. C’est mon filtre préféré, très simple, très efficace, très robuste. Pour piloter cet A-120, j’ai utilisé le légendaire Maths de chez Make Noise. Idéal pour avoir des Attack-Release bien claquantes ou bien mouvantes. Important également, l’écho. Là encore, c’est du Make Noise, un Echophon, parfait dans son rôle tout en étant transparent par lui-même.
C&O : Tu mets souvent en avant le côté « expérimental » de tes créations. Peux-tu nous expliquer ce que tu entends par ce terme, qui peut effrayer ?
FG : Bon, voyons les choses en face et remettons notre musique occidentale dans son contexte. Nous utilisons douze demi-tons liés à deux types de gammes, majeure et mineure. Pour varier un peu cette cuisine, on a inventé au fil du temps toutes sortes de gammes plus ou moins exotiques, par exemple la gamme par tons très employée par Olivier Messiaen, et toutes sortes de gammes pentatoniques. Dans ces conditions, utiliser le quart de ton revient à partir un tantinet à l’aventure. Or la musique arabe utilise comme elle respire le quart de ton, ou même le tiers de ton. La musique arabe n’est pourtant pas considérée que je sache comme de la musique expérimentale ! Et je ne parle même pas de la musique indienne, dans laquelle l’octave est divisé en 22 notes, nommées shrutis. Tout est donc une affaire de culture et d’éducation de l’oreille. Ce qui est bizarre ici est éventuellement tout à fait normal ailleurs. Dès lors, à vrai dire, je n’ai pas forcément l’impression de faire de l’expérimental pur et dur, mais plutôt le sentiment de ne pas me laisser enfermer dans la conception très étriquée qu’on a habituellement de la musique. Et si j’ai un doute à ce sujet, je n’ai qu’à me remémorer les années où je pratiquais le gamelan javanais et à me souvenir des gammes slendro et pelog, respectivement de cinq et de sept notes, ces notes n’ayant généralement pas grand-chose à voir avec les fréquences de nos notes occidentales. Où est le bizarre ? Où est le normal ? Disons que l’octave peut mathématiquement se diviser en un nombre quasiment infini de manières. Et chaque manière crée une gamme, des façons de la jouer, et des atmosphères particulières. La quinte est-elle juste, légèrement augmentée, un tantinet diminuée ? Et la tierce ? Et la quarte ? Tout ceci influe, ça et des tas d’autres trucs qui pourraient a priori passer pour des détails. Et tout cela s’explore de toutes les façons imaginables sur toute la surface de la planète sans que ça se nomme pour autant musique expérimentale. Bon, bien sûr, moi, mon truc, c’est le synthé. Ah, en voilà une belle machine à faire de la musique expérimentale, non ? Oui, certes, mais expliquons. Qu’est-ce un synthétiseur ? Pour faire simple, examinons de près un phénomène tellement courant qu’on n’y prête même plus attention. Si on joue une note, disons un la3 à 440 Hz, n’importe qui sera capable de dire si c’est un violon qui a joué cette note, ou une guitare, un piano, une flûte, un orgue ou encore un xylophone. Mais pourquoi ? C’est pourtant exactement la même note à chaque fois, non ? C’est parce que le la3 joué par chaque instrument s’accompagne de tout une nuée d’autres notes, de fréquence et d’intensité variable dans le temps. On appelle ça les harmoniques. C’est ce spectre harmonique mouvant unique à chaque instrument qui le caractérise et le fait immédiatement reconnaître à coup sûr. Eh bien, un synthé, c’est l’inverse. Contrairement à un instrument, il ne possède pas de nuage d’harmoniques caractéristique. Un synthé, c’est juste une machine à créer des nuages d’harmoniques. Et plus il sera puissant, plus il permettra de créer des nuages d’harmoniques complexes et changeants. Parfois, avec un peu de chance ou d’application, ça ressemblera à quelque chose de connu, saxophone, harmonica, tambour, cloche ou encore voix humaine, mais la plupart du temps, ça ne rassemblera à rien de connu. Et c’est là où les choses sont étranges. Car si on s’arrange pour synthétiser un joli son de sitar, on dira « Oh, le joli son de sitar ! ». Mais qu’on bouge un brin les paramètres, on va alors sûrement s’écrier « Ouh, quel son terriblement bizarre… ». Et pourtant, la physique des sons aura été exactement la même dans les deux cas. C’est le cerveau de chacun qui détermine ce qui est bizarre et ce qui ne l’est pas, pas le synthé. Mais pour répondre plus précisément, me concernant, j’emploie l’adjectif expérimental par facilité, pour bien signaler que ma musique n’est pas spécialement axée sur une beauté faite d’évidences, mais plutôt sur l’utilisation plus ou moins poussée de mes outils soniques. Imaginons quelqu’un qui se rend à un endroit très habituel pour lui, mais par un chemin inhabituel. Il a expérimenté un autre parcours, sans pour autant avoir fait quelque chose de délirant. Pour moi, expérimenter, faire de l’expérimental, c’est juste ça, explorer différents moyens plus ou moins inhabituels de faire des sons, des séquences ou des musiques, sans que ça ait forcément un caractère bizarre. Parfois, ça peut juste être très beau, sans que ça ait été le résultat recherché au départ. C’est là où Bertrand et moi nous sommes fondamentalement différents. Il a un sens très exigeant de la beauté sous sa forme classique. Toutes ses musiques sont forcément belles, au sens habituel du terme. De mon côté, c’est la démarche qui prime, advienne que pourra du résultat, même si j’essaie souvent de faire en sorte que ça reste dans le domaine de l’écoutable. C’est pour ça qu’on se complète bien, Bertrand et moi. Je commence dans l’expérimental, et lui rajoute sa touche musicale. Au final, c’est un bon système, car on obtient ainsi le meilleur de nous deux. Cependant, afin de préciser encore les choses, pour moi, une musique électronique ne doit pas se contenter d’être belle, elle doit être le témoignage, au minimum probant, sinon éclatant, d’un processus, d’une recherche. C’est par la démarche, la recherche, le hors-piste assumé, que s’est bâtie la Berlin School. Ne pas poursuivre sur la même lancée revient à abandonner l’honneur de s’en vouloir l’héritier et le continuateur, enfin, c’est là mon avis bien tranché. D’autres auront une variété de conceptions généralement plus soft sur le sujet. Ça s’appelle la diversité !
C&O : De fait, Vimanafesto est-il un album pour « tout public » ?
FG : Comme je viens de le dire, tout auditeur réagit différemment à la musique qu’il écoute. Ça dépend d’une myriade de facteurs, parmi lesquels son éducation musicale, ce qu’écoutent ses proches, ce qu’il a écouté lors de ses voyages, les surprises musicales qu’il a pu avoir, et j’en passe. Quelqu’un qui a l’habitude de la musique classique pourra trouver le hard rock tout à fait indigeste. À l’inverse, un amateur de jazz pourra trouver la musique électronique tout à fait fascinante. On n’en sait rien à l’avance, il n’y a pas de règle établie. C’est pour ça que je ne compose jamais pour mes futurs auditeurs. Je ne les connais pas ! Faudrait-il que fasse comme ça pour plaire à celui-là, ou comme ceci pour plaire à celui-ci ? Mais comment deviner qui vous écoutera, avec quelle attitude, curiosité ou préjugé, et avec quel bagage musical ? C’est impossible. Donc, la seule conduite à tenir, c’est de faire son truc le plus honnêtement possible et du mieux qu’on peut. C’est ensuite, et ensuite seulement, qu’on verra si la chose a été bien reçue ou pas, et par qui.
C&O : Au fait, que signifie Vimanafesto ? C’est plutôt un drôle de titre pour un album de musique électronique, non ?
FG : Vimanafesto est l’imbrication de deux termes, vimana, et manifesto. Dans les textes védiques très anciens, les vimanas étaient des véhicules destinés à transporter les dieux dans des contrées très lointaines ou vers les cieux les plus hauts. Ces véhicules ne sont pas précisément décrits. Certaines pensent à des machines, d’autres les imaginent sous la forme d’oiseaux géants, d’autres encore disent qu’il peut aussi tout à fait s’agir de mandalas. Peu importe en vérité, car le concept que je retiens est que tout synthé est le vimana de celui qui joue dessus, son véhicule pour explorer tous les cosmos sonores qu’il aura envie d’inventer. Quant au terme manifesto, il est très clair. C’est la volonté affirmée que chaque morceau soit un manifeste, une ode à la pure et belle musique électronique à l’ancienne, mais avec, quand même, un souhait de renouvellement dans le parfait respect du passé. Un dernier mot, et pas le moindre, pour dire qui a dessiné la pochette de Vimanafesto. Il s’agit de ma fille, Anéva Gerchambeau, âgée de 11 ans.
Propos recueillis par Jean-Michel Calvez