Solinaris – Deranged
Solinaris
Cimmerian Shade Recordings
« Du metal extrême, de l’avant-garde… Dann, tu nous les lâches avec tes goûts douteux et ta torture auditive ? ». Ma réponse courte : « non ». Ma réponse longue : « non, et si tu n’aimes pas, il ne fallait pas commencer à lire cette page, puisqu’il est indiqué qu’il sera ici question de metal extrême. Et puis quoi, on ne peut plus parler de ce qui se trouve en marge ? Moi, c’est ce qui m’anime, c’est ce que j’aime entendre. Navré si ça te les scie, l’ami… ».
Émergeant de nulle part, comme l’assassin se détachant des ténèbres d’une sombre ruelle, la formation death progressive Solinaris nous arrive avec un premier album fait d’acier et de granit, deux matériaux solides qui passent l’épreuve du temps. Formé en 2012 en plein cœur de la ville de Québec, le groupe nous offre un disque totalement déjanté parsemé d’idées novatrices comme on les aime. Fan de formations du genre telles qu’Obscura et Necrophagist (dont je ne cesse de faire allusion ces derniers temps), je n’ai pu manquer de « jeter un coup d’oreille » à la sortie de ce disque le 8 avril dernier (c’est encore tout frais). Quelle fût ma surprise ! Et une très agréable surprise.
Bon, d’emblée, vous commencerez à écouter cet album en ayant l’envie de me répondre : « mais il est pas si spécial ce groupe-là, que lui trouves-tu… ça gueule et ça matraque comme bien d’autres formations connues ». Eh bien, si une pareille intervention survenait, je saurais quoi répondre. Ah, puis zut ! Je vais y répondre par anticipation : « ne t’arrête pas à l’écoute des pistes 1 et 2, continue ton exploration, tu vas voir (ou plutôt entendre) ». Dès « Torture Chronicles », on comprend à qui l’on fait face. On fait face à des génies de l’instrumentation dont seul l’univers progressif peut en engendrer. La basse fretless de Jonathan Piché et les exquises lignes de saxophone d’Alexandra Lacasse me donnent des frissons de délice. Et que dire du délire lyrique et quasi-cacophonique de la pièce « Blind » autour de la première minute ? Il y a de quoi proposer la candidature de ces musiciens au temple de la renommée du prog et du metal (une double nomination, pour sûr !).
C’est du solide, ça se tient debout comme un édifice muni de contreforts, ça se tient au sommet d’une imprenable montagne, toisant avec orgueil et fierté les insignifiants mortels de la petite musique que l’on joue en grattant innocemment sur une guitare sèche autour d’un feu. C’est olympien, c’est titanesque, colossal, cyclopéen, ou tout autre synonyme de grandiose. Et cette impression de grandeur architecturale se retrouve dans chaque morceau, hormis peut-être dans la pièce « Field Of Trees » où la grandeur fait place au vaste avec ses percussions sahariennes, ses guitares presque tziganes et son timbre plutôt aride (il me semble qu’au lieu de percevoir la forêt suggérée par le titre, je me sens plutôt à pied à travers les dunes brûlantes, suivant une caravane). Mais même dans ce titre, le génie musical persiste…
Le clou de l’album est sans conteste la pièce « Phobopath ». La piste, encore très technique et tout en rythmes syncopés, change drastiquement de registre. À partir de 3:17, la pièce glisse tout doucement dans un écrin de jazz feutré tout à fait désarmant, auquel on n’aurait su s’attendre d’emblée au tout début de l’album. Je suppose que les membres de la formation montréalaise ignore l’existence du groupe Ever Forthright, une formation djent/progressive autrefois dirigée par Chris Barretto, ancien membre de Periphery et actuel chanteur de Monuments (un sacré vocalise doublé d’un saxophoniste/improvisateur jazz tout à fait dément), mais le modus operandi de la formation new yorkaise rappelle le leur. Et à ce sujet, écoutez les deux extraits pourrait donner une idée à quoi rime ma comparaison. La pièce « Screen Scenarios », parue en 2011 sur l’unique album du groupe maintenant dissolu, renvoie directement à la structure de la pièce « Phobopath » (voir ici). On y retrouve cette violence, cette rage, cette énergie djent à l’extrême chez l’un, death technique de l’autre, alors qu’au final les deux pièces prennent un aiguillage insoupçonné, terminant la course de leurs trains fous par un climax ambiant truffé de sax. Le comparatif n’a pas pour objectif de souligner un manque d’originalité, au contraire. Il a pour but de rendre compte de l’ingéniosité commune de ces deux formations pour lesquelles il n’y a pas d’autres références musicales. Ces deux spécimens sont uniques.
En ce sens, l’intelligence musicale de ce morceau très précis me fait penser au groupe Cynic. Un compliment qui réchaufferait le cœur de n’importe quel musicien de prog. La structure, l’éclatement, l’aisance derrière un instrument, la phrasé caractéristique qui fait que l’on reconnaît un musicien sans connaître au préalable le morceau entendu, c’est ça qui est exceptionnel. Et la guitare de Jean-Daniel Villeneuve, la basse fretless de Jonathan Piché et la batterie de Lucas Biron sont très rapidement identifiables, idem pour les musiciens de Cynic. Un test à l’aveugle mettrait à l’épreuve mon impression, mais je suis assez certain que j’arriverais à savoir si j’aurais affaire avec du Solinaris ou non. La musique du groupe est griffée et totalement unique. Ce n’est pas un hasard si Cimmerian Shade Recordings dans le Colorado, a saisi l’occasion pour endisquer le groupe. Qui aurait été assez sot pour ne pas tenter le coup ? Bon, d’accord, Sony Music ou Columbia Records auraient peut-être passé leur tour, mais laissons-les perdre leur temps avec les Céline Dion et les One Direction de ce monde… s’ils ne savent pas profiter de la manne, « too bad », comme on le dit si bien chez nous au Québec !
Et quel est mon verdict face à toute cette magnificence ? Bah, je dirais que le metal canadien n’a pas intérêt à perdre le tout nouveau pilier de son édifice, car celui-ci soutient une grande partie de la voûte musicale qui l’accompagne. Je n’en pense rien de moins ! Prépares-toi, Europe, car les titans de Solinaris fouleront bientôt ton sol…
Dann
https://cimmerianshaderecordings.bandcamp.com/album/deranged
Chronique parue simultanément chez Clair & Obscur (France) et Daily Rock (Québec)