Hommage à John Wetton

In memoriam : John Wetton (1949-2017)

John Wetton n’est plus. Ce foutu cancer contre lequel il se battait avec énergie a eu raison de lui ce 31 janvier 2017… 2016 avait déjà été une année affreuse pour le monde de la musique, des arts et de la culture. D’entrée, c’était Bowie qui avait rejoint les étoiles, un cruel départ pour moi. Et là, cette nouvelle année qui me prive de John, l’un de mes bassistes-chanteurs préférés. Parce qu’en tant que bassiste et chanteur, il y en a quelques-uns comme ça qui vous marquent. Il y avait déjà eu la perte de Greg Lake en fin d’année dernière. Et cette fois-ci, c’est son meilleur ennemi – tellement on pouvait les comparer – qui nous quitte. Les deux avaient eu leur heure de gloire au sein de King Crimson : les débuts pour Greg, le meilleur – à mon sens – pour John. Lake avait aussi furtivement remplacé Wetton pour quelques concerts d’Asia en Asie (1983), et ce avec brio. Mais, outre ces points de perpétuelle comparaison, Greg et John ont également traversé l’essentiel de la période flamboyante du rock progressif avec talent et ce petit quelque chose qui les place de facto parmi les géants de ce style de musique.

 

John Kenneth Wetton a pourtant eu une carrière chaotique, parsemée de changements de groupe, de départs, de retours, et d’approches stylistiques différentes. Tout d’abord considéré comme un bassiste, ses grands débuts se font au sein de Mogul Thrash et un album éponyme (1971) impressionnant où son jeu de basse est plus qu’ahurissant. Mais John est quelque peu barré par la personnalité du chanteur-leader James Litherland. Il n’empêche : ce disque est phénoménal et personne ne peut se tromper sur le talent du jeune Wetton, ce qu’il confirmera immédiatement lors de son passage dans Family, pour deux albums (Fearless, 1971 ; Bandstand, 1972) où il parviendra à prendre un peu des parties vocales habituellement dédiées à l’imposant Roger Chapman. Mais John s’en va, embauché dans l’une des pierres angulaires de sa carrière : le King Crimson de Robert Fripp.

 

À la vitesse d’une météorite, cette formule de KC, basée sur le trio Fripp-Wetton-Bill Bruford, dévaste tout sur son passage, délivrant trois albums essentiels (Larks’ Tongue In Aspic, 1973 ; Starless and Bible Black, 1974 ; Red, 1974) et des tonnes de concert où la musique évolue sans cesse, les musiciens montrant toute leur technique et leurs facultés d’improvisation. John Wetton y déploie toute l’étendue de ses capacités, un son inimitable et, enfin, la beauté de sa voix si particulière et captivante. Sur bon nombre d’albums en public (dont l’incroyable USA en 1975 où l’on sent la tension existant à l’intérieur du groupe), on peut apprécier son talent singulier. La fin de cette période dessine les traits du hard-rock naissant (Red est un album qui a particulièrement influencé des gens comme Kurt Cobain). Néanmoins, Robert Fripp dissout le groupe qui ne reviendra qu’en 1981 sous une nouvelle formule, et Wetton va répondre aux appels de deux groupes majeurs où il tiendra la basse et posera un peu de chant : Uriah Heep (Return To Fantasy, 1975 ; High And Mighty, 1976) et Roxy Music (le live Viva!, 1976). Les expériences durent peu, mais John y côtoie des musiciens qu’il retrouvera plus tard dans son parcours (notamment Ken Hensley et Eddie Jobson). C’est d’ailleurs avec ce dernier, côtoyé dans les derniers soubresauts d’un King Crimson agonisant mais fantasmagorique, qu’il fonde le deuxième groupe essentiel de sa carrière : UK.

 

UK, c’est aussi l’occasion de retrouver Bruford et de travailler avec l’immense guitariste Allan Holdsworth. Le quatuor propose un album éponyme en 1978 que je considère tout bonnement comme l’un des plus grands albums de tous les temps, flirtant avec un jazz-rock des plus inspirés, réalisant la fusion incandescente de plusieurs styles. Les concerts de cette formation sont dantesques (Concert Classics, Volume 4, sorti en 1999 ; ou les bootlegs Chicago, USA, et Shadows From The Sun). S’y préfigurent les titres de Danger Money, mais également certains du deuxième album du groupe Bruford, One Of A Kind (1979, « Forever Till Sunday », « The Sahara Of Snow »). Hélas, cette formule ne fait pas long feu et UK poursuit en trio, Terry Bozzio (ex-Zappa) remplaçant Bruford (reparti avec Holdsworth dans Bruford) aux côtés de Wetton et Jobson. Si la musique se tourne plus vers du progressif mettant en lumière des formats plutôt chanson, Danger Money et le live Night After Night (1979 tous les deux) proposent néanmoins des monuments : « Rendezvous 6:02 », « The Only Thing She Needs », « Carrying No Cross », « Night After Night » (UK reviendra avec des formations différentes pour quelques concerts entre 2009 et 2015). Mais Wetton veut plutôt aller vers des formats pop et radiophoniques, et être reconnu comme compositeur et chanteur. Après un bref passage chez Wishbone Ash (Number The Brave, 1981) et une tentative avec les Français d’Atoll en pleine interrogation (dont on retrouve les traces sur la réédition de Rock Puzzle, 1979) et à laquelle les maisons de disques respectives n’ont pas cru, vient la troisième grande époque de John Wetton : Asia.

 

Asia est non seulement un super-groupe avec Steve Howe (Yes), Carl Palmer (ELP) et Geoff Downes (Buggles, Yes), mais c’est également la première tentative réussie de musiciens issus du progressif pour faire rentrer leur musique dans un format compatible avec les radios et la vidéo (MTV). Le premier album (Asia, 1982) est un monument (le plus grand succès de Wetton). Qui ne connait pas « Heat Of The Moment » ? Le groupe enchaîne avec un Alpha du même acabit (1983) qui me permettra de voir le groupe en live à la Bourse du Travail de Lyon. Imaginez sur scène un groupe réunissant la quintessence de Yes, ELP et King Crimson tout en faisant des chansons, et vous avez Asia de cette période (ouvrant ainsi la voie au retour du Yes de 90125). Astra (1985) verra le départ de Steve Howe et le déclin du groupe. À croire que Wetton ne parvient jamais à trouver son compte au sein d’une formation, me faisant penser en cela à un autre bassiste-chanteur que j’affectionne particulièrement : Glenn Hughes. Wetton, un peu perdu, sombre dans l’alcool et la dépression, disparaissant petit à petit des radars, malgré quelques fulgurances (en particulier l’album live d’Asia avec Pat Thrall à la guitare, Live Mockba, 1991 ; la meilleure formation d’Asia selon Wetton).

Les années 1990 et 2000 sont comme une traversée du désert. Les tentatives, parfois réussies (l’excellent live du projet nommé Qango avec Carl Palmer, John Young et Dave Kilminster, Live In The Hood, 2000 ; les albums solo Arkangel, 1997, ou le live plus intimiste Akustika: Live In Amerika, 1996) ne parviennent pas à lui faire retrouver les feux de la rampe. Il faudra le projet Icon (trois albums studio entre 2005 et 2009), avec son compère Geoff Downes, pour retrouver un Wetton co-compositeur de grand talent. Inévitablement, ce retour n’est que le point de départ de celui d’un Asia renaissant de ses cendres dans sa version originelle (Phoenix, 2008) qui sortira trois autres albums de bonne factures (Omega, 2010 ; XXX, 2012 ; Gravitas, 2014). Mais pour beaucoup de gens, Asia est devenu un groupe d’un autre temps…

Wetton a également participé à nombre de projets qu’il serait fastidieux d’énumérer. Néanmoins, par goût personnel, j’en citerais plusieurs qui rendent compte de la facilité avec laquelle Wetton est capable de s’accaparer un style et d’y poser sa patte : le titre « Nothing Is Easy », sur l’album hommage à Jethro Tull, To Cry You A Song. A Collection of Tull Tales, 1996 ; « Did It All For Love », sur l’album du projet de Tom Galley, Phenomena II. Dream Runner, 1993 ; sa participation au magnifique The Old Road (2008) de Martin Orford ; bien entendu, sa collaboration au projet de Steve Hackett (Genesis Revisited, 1996, The Tokyo Tapes, 1997, l’émouvant « Afterglow » sur Genesis Revisited II, 2012) où Wetton s’approprie les parties de Peter Gabriel avec une aisance et une classe déconcertantes ; l’extraordinaire It Is and It Isn’t (1971), de Gordon Haskell (passé chez King Crimson juste avant Wetton), l’incroyable version de « Starless » avec les Hongrois de After Crying sur leur album live, Struggle For Life (2000); enfin, sa collaboration avec Phil Manzanera croisé chez Roxy Music pour l’album Wetton/Manzanera (1987). Et puis, même si sa carrière solo n’est sans doute pas de celles que l’on retiendra particulièrement, elle est tout de même jalonnée de belles réalisations comme le premier album Caught In The Crossfire (1980), Arkangel (déjà cité) ou Battle Lines (1994).

 

À compter de 2015, Wetton doit lutter contre un cancer du côlon, passant par l’ablation d’un masse maligne d’un kilo avant d’attaquer une lourde chimiothérapie qui laisse néanmoins bon espoir de guérison. D’ailleurs, John ne venait-il pas d’épouser sa compagne Lisa en novembre 2016 et n’avait-il pas nombre de projets en préparation (Cruise To the Edge en solo en février, une tournée Asia en 2017…) ?

John Wetton était finalement unique. La puissance de son jeu de basse (et cette particularité de jouer parfois avec un onglet au pouce de la main droite), la sonorité développée notamment dans King Crimson et UK, l’extraordinaire inventivité de ses improvisations, en font un bassiste hors du commun et reconnu par ses pairs. En tant que chanteur, sa voix demeurera reconnaissable entre mille, portant des mélodies subtiles et profondes, empreinte d’une fragilité la rendant encore plus appréciable. Guitariste accompli et compositeur doué, Wetton aura marqué à la fois le rock progressif, mais aussi la pop, par sa facilité à créer ces airs que l’on ne se lasse pas de fredonner et son aptitude à s’entourer de collaborateurs capables d’affiner ses idées de génie dilettante…

John était pour moi l’un des plus grands et le restera à jamais. Me reviennent en mémoire, ses titres que j’ai interprétés sur scène : « Don’t Cry », « Only Time Will Tell » et « Time Again » de Asia, « It’s Just Love » de Wetton/Manzanera, « Red » et « Starless » de King Crimson, « Alaska » et « Nothing To Lose » de UK… Wetton est encore là, avec moi, comme avec bien d’autres dont il a marqué la jeunesse et dont l’empreinte inaltérable nous accompagnera encore et encore.

John Wetton n’est plus. Dans cet hiver qui m’envahit, comme un autre cauchemar teinté de rouge, « par une nuit sans lune, nuit noire nuance bible, sans étoile, dans les rues pavées de silence » (Dylan Thomas)…

Henri Vaugrand

Pour la rédaction de Clair & Obscur

6 commentaires

  • Encore un de mes héros qui disparait …. ASIA, King Crimson …. dur!

  • pat

    Encore un géant qui nous quitte…..
    Les bassistes chanteurs de Crimson disparaissent peu à peu, Gordon Haskell doit serrer les miches
    R.I.P, John

  • franck

    un chanteur exceptionnel aussi … et des qualités vocales trop peu reconnues …Sa voix fut unique dans le rock … essayez un peu de l immiter et vous comprendrez

    • Henri Vaugrand

      Bonjour Franck,
      Oui, je me suis adonné à cet exercice… John restera parmi mes chanteurs préférés (tout comme le bassiste).
      Merci, Briançon, Pat et Franck pour vos réactions.

      • la nouvelle école de vienne alban berg ,arnold schonberg,anton von webern,et mathias hauer.des génies qui ont révolutionnés la musique.du fin 19 iéme début vingtième siécle, king krimson and co, rien de création.comparativement je préfère le groupe de charleville-méziére.art zoyd beaucoup plus original et inventif que toute cette anglaise scène cramoisie. comparativement avec ses génies qui ont révolutionner leurs siècles.voir les quatuors de schoenberg.lulu d’Alban berg et wozzeck,l’intégrale de génie d’anton von webern,ét l’atonisme démeusuré d’un mathias hauer dans toute sa fureur,qui n’égale que sa splendeur.

  • Bourgoin

    Grand musicien à la carrière éclectique ! Et quelle voix !… Personnellement, j’ai adoré la période UK, avec les grands Bill Bruford et Terry Bozzio, ainsi qu’Allan Holdsworth. Je me souviens avoir entendu « Rendez vous : 6.02 » sur Radio 7 et avoir couru chez le disquaire pour acheter « Danger Money »
    Merci pour cet hommage qui retrace la carrière ô combien riche de John !

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