Deftones – Gore
Deftones
Reprise Records
Finalement Deftones restera une déambulation le long d’un canal dont on ressent les faibles frémissements de l’eau causés par à un vent frais. Précision : on dépasse la première écoute d’usage quand on écrit ces lignes. Une promenade sur les rives de l’adolescence, d’un temps passé mais dont les réminiscences nous replongent dans ces souvenirs qu’on ne veut pas nécessairement se rappeler mais qu’on se doit de ne pas oublier. C’est aussi difficile et douloureux qu’empreint d’une nostalgie voire même de sensualité. C’est un soupir retenu sur un courant d’air froid quand on fait face à un futur à peine esquissé. C’est flou, aussi abstrait qu’une peinture de De Kooning et pour tout dire angoissant.
Et la musique de Deftones, celle que l’on a écoutée hier, lorsque nous étions en pleine crise identitaire, nous l’écoutons toujours aujourd’hui, comme si le temps nous rattrapait, comme s’il était impossible de fuir nos mémoires affectives. Et cette musique est bourrée d’angoisse, ras la gueule même. Son chemin est envahi d’obstacles éclairés par des luminaires glissant du rouge vif au bleu profond. À droite on aperçoit les délusions qu’on cherche à effacer à grands coups de cris déchirants hurlés par un Chino Moreno en pleine catharsis. À gauche, ce sont des cadavres qu’on distingue. Des proches, amis ou parents, une partie d’âme peut-être. Et le long de sa déambulation, Deftones a perdu beaucoup, son bassiste précisément, Chin Cheng, décédé en 2013 des suites d’un accident de voiture survenu en 2008. Autant de temps à espérer que l’homme et le musicien affuble les habits de Lazare. Eh bien, non… bien malgré nous. On ne voudrait pas y penser, mais c’est là, trop tard… Les anciens adolescents qu’ils étaient, et que nous étions, ont découvert la maturité, une sagesse peut-être… Et la musique que la formation crée communique cette maturité obligée exhaussée par la perte et l’urgence de survivre au néant…
Avec Gore, on ne navigue plus dans cette mélodie globale qu’était Koi No Yokan, ce lent mouvement sensitif qu’on ne voulait pas imaginer une seconde s’arrêter. C’est fini, maintenant il faut regarder ses pieds de peur de trébucher, alors que le cerveau rumine. Puis c’est le premier pas vers l’avant. Dès fois, ce sera plus l’envie de courir jusqu’à bout de souffle qui viendra en tête et d’autres part, ce sera ce moment de bouffée d’air prise à grande goulées alors que le regard se permet de dériver sur la berge opposée au son d’arpèges mélodiques et autres envolés post-rock ; comme quoi, on peut aussi trouver un certain réconfort dans la mélancolie sans que la rage primaire prenne le dessus…
Deftones traverse le temps le long des berges. On peut écouter le groupe de Sacramento à tous les âges. La preuve, regardez nous. On a le même âge, trentaine passée. Connivence ? Hasard fortuit ? Ou tout simplement que Deftones a été le point de convergence entre un mec qui écoute du metalcore et du djent à se poncer les oreilles et l’autre gars qui ne jure que par le sludge, le black et le death. Ce groupe, oui, ces rescapés du nu metal qu’on aime tellement détester et qu’on aime bien au final. C’est autant cette promenade qu’on se fait les pieds dans la neige quand on habite au Canada que ces digressions sur un canal parisien alors que pointe un soleil enfin réconfortant. On s’interroge, on revoit des instants de notre vie, rageant sur ces choses qui pourrissent l’existence et, pourtant, on laisse le regard se perdre, encore une fois sur un ailleurs doux et affectionné en se disant : « et oui, c’est possible ».
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Comme nous l’avons dit plus tôt, malgré un fossé plus ou moins profond entre l’exquis Koi No Yokan et le très éclectique Gore, Deftones nous livre de l’énergie, de l’intensité et de la profondeur. Les guitares vaporeuses et spectrales de Stephen Carpenter bercent l’adolescence de la formation nu metal alors que la voix authentiquement dramatique et griffée de Chino Moreno a à jamais révolutionné la façon dont on peut chanter ou même définir le metal en général. C’est peut-être ce qui nous lie au groupe, d’ailleurs, cette authenticité, cette intégrité et cette unicité indiscutables.
Comme une poésie à la fois sombre et transcendée de lumière, la musique du groupe californien trouve ses adeptes parmi les âmes sensibles à la beauté et à la violence parfois imprévue des sentiments, les ruptures et les convergences existentielles qui, si l’on fait seulement allusion à l’expression japonaise « koi no yokan » (le regard de la première personne étant tombée en amour dans une rencontre), trouvent tout leur sens dans l’âme et le cœur.
Deftones ne fait pas dans la musique engagée, dans la musique qui râle, dans la musique pour danser, dans la musique qui inspire la chute d’un mur à force de décibels. Deftones livre une musique sentie intérieurement comme un folk, mais exprimée extérieurement comme une pièce de théâtre où l’on retrouve parfois une scène couverte de sang et les cadavres de quelques Juliette, alors qu’à d’autres moments on y retrouve Moreno, seul sous le projecteur, monologuant ses tempêtes intimes et intestines. Comme un oxymore en musique, le groupe est une fleur rare et délicate ayant poussé dans le verre pilé et les tessons, un lierre obstiné envahissant une cité complète sous son règne organique.
Deftones, c’est une catharsis, une visite chez le psy, une visite chez la dame de joie qui, plutôt que de vous offrir son sexe, vous offrira plutôt une oreille dans laquelle vous pourrez verser sans jugements ni aprioris vos déboires et vos sentiments trop longtemps gardés. Et avec Gore, le huitième album de la formation, ce sentiment de traitement, de cure psychanalytique se confirme une fois de plus. On sent même que la bande à Chino s’enfonce encore davantage dans l’émotion, dans le dédale et la spirale aspirante de la psyché humaine.
Moins doux et un tantinet moins sentimental que Koi No Yokan, que beaucoup d’entre nous avons élu parmi nos favoris, Gore présente cependant ses tripes, ses organes et tout ce qui bat ou est parcouru d’un fluide vital. Comme chez le poète russe Vladimir Maïakovski qui écrivait : « Avec moi, l’anatomie a perdu le nord, je ne suis tout entier qu’un cœur qui gronde, qui bat de toutes parts », les mots de Chino et les guitares de Carpenter crient haut et fort leur charge émotive, leur lot de pulsations. On se demande d’ailleurs pourquoi le guitariste confiait plus tôt à Loudwire qu’il avait d’abord refusé de jouer sur Gore. Le musicien, pourtant pilier de la formation, affirmait ne pas être en accord avec la vision et les idées de ses confrères. Et pourtant, sa guitare est plus évoluée que jamais. On sent dans son jeu une assurance, une symbiose naturelle avec son instrument. On a peine à croire que Carpenter ait été rebuté a priori par la direction artistique du groupe.
Or, on peut toutefois admettre que les projets de Chino semblent teinter la musique de Deftones. On sent de-ci de-là quelques accents entendus chez Palms, Crosses et Team Sleep. C’est indéniable. Et pourtant, on reconnait certaines atmosphères puisées des albums White Pony (2000), Deftones (2003) et Diamond Eyes (2010), ces disques aux guitares lourdes et très présentes. On peut facilement associer des pièces telles que « Acid Hologram » avec l’album qui nous a fait connaître les légendaires pièces « Passenger » et « Korea », alors qu’on retrouve avec « Doomed User », des riffs très semblables à la pièce « Diamond Eyes », un titre puissant et défoncé qui sent l’écume et la rage de dent, alors qu’à d’autres moments, on sent un retour temporaire à la formule de Koi No Yokan avec la chanson « Geometric Headdress ».
Dans un sens, Gore donne dans l’anthologie, dans l’amalgame et la synthèse d’un parcours sinueux. On ne parle pas du meilleur album du groupe. Car il est tout aussi difficile d’éclipser l’indétrônable et novateur White Pony que de surpasser en délices et voluptés les cuirs et les lames de rasoir de Koi No Yokan. Enfin, c’est notre avis à nous deux… Bien que ce nouveau disque soit une importante pièce de maçonnerie, les deux pierres angulaires susmentionnées sont difficilement remplaçables. Peut-être le dernier enregistrement avec Chi Cheng nous aurait peut-être offert du matériel d’une comparable qualité (on parle ici de l’album provisoirement intitulé Eros et dont le contenu n’a jamais été édité par solidarité avec le défunt bassiste du groupe). Peut-être ne le saurons-nous jamais… Mais jouissons de ce disque comme nous jouissons du souvenir, de nos mémoires sensitives, des odeurs environnantes et ce qui nous distinguent de la bête.
Dann & Jéré Mignon
pour moi cet album est interessant ,mais pas ultime en tout cas pas le meilleur du groupe, mais les arrangements sont precieux et chino porte toujours par sa voix le style du groupe.Sympa a ecouter pour son ambiance il decevra les fans de metal dur
en effet. C’est un album correct, mais ça ne surpasse pas White Pony et Koi No Yokan, qui, à mon avis, sont des petits bijoux…