Bliss – So Many Of Us

So Many of Us
Bliss
2013
Nordic Music Society

Bliss-So Many of Us

Bliss est une énigme. Groupe improbable du label confidentiel Nordic Music Society (au site non traduit en anglais !), et dont les membres sont pour l’essentiel issus du Nord de l’Europe (Suède, Danemark), ce qui ne s’entend pas vraiment car leur musique appelle des images plutôt africaines, méditerranéennes et subsahariennes. Groupe très discret aussi et qui s’avance masqué, très peu visible sur le Net. Et inclassable comme souvent lorsqu’on flirte avec l’ambient sans y mettre les deux pieds. Ambient, l’album So Many Of Us le serait plus encore sans des titres courts de moins de 5 minutes, enchaînés malgré tout en un ensemble continu et cohérent. Et sans la voix superbe de Lisbeth Scott sur les morceaux chantés (sauf un, on y reviendra). Avec une moitié de pièces instrumentales, telle la magnifique  »Mamounia Theme » dont le solo de violoncelle élégiaque introduit l’album, So Many Of Us n’est parfois pas si éloigné du courant néoclassique ou  »presque classique » de groupes tels que The Enid à ses débuts (c’est bien moins vrai de nos jours, avec l’arrivée du chanteur/vocaliste Joe Payne et de nouveaux registres plus près de l’Art rock). Un pas vers le rock progressif, alors ? On le sait, le lien avec le prog est un débat sans fin pour certains groupes atypiques. Sur le Net, les albums de Bliss se classent entre downtempo world music, chill out, world beat, ethno ambient voire ambient pop. Excusez du peu, et de l’absence de convergence. Bref, avec Bliss comme avec The Enid, Ulver et autres groupes à  »géométrie musicale variable », on est non seulement dans un entre-deux, mais quasiment ici un entre-cinq genres voire six, une sorte de no man’s land inhabituel qui ne dérange en rien l’écoute, juste le chroniqueur, lorsqu’il s’agit de leur coller une étiquette unique, ou même deux !

Ambient, et sans doute ethno, So Many Of Us l’est pourtant, assurément, à entendre cette bande son aérienne qui collerait idéalement aux projets cinématographiques à grand-angulaire et aux vastes espaces sonores et visuels d’un Yann Arthus-Bertrand. Usage intensif de claviers mêlés à des instruments acoustiques et ethniques moyen-orientaux (duduk, clarinette, violon et une palette de percussions rapprochant parfois cet album de ceux d’un Anouar Brahem ou d’un Dhafer Youssef). Tout cela sonne donc très méditerranéen, mais une Méditerranée recréée ou réinventée. Non-authentique et un peu kitsch, on en est conscient, et on l’accepte, car la musique n’en est que plus belle encore dans le cas présent, écrite et pensée avant tout pour l’être, belle à nos oreilles d’Européens. Sur  »End Titles » ou  »North Atlantic Ocean », par exemple, les nappes de claviers lisses rappelleraient les morceaux néoclassiques les plus majestueux d’Arcana sur Inner Pale Sun, quand d’autres ( »Nomads Of The desert » et  »Femmes Du Maroc »), s’appuient sur les rythmiques de percussions ethniques au rendu impressionnant, magnifiées par la prise de son superbe. Du coup, avec ce groove très organique et tendu comme une peau de tambour, on se rapproche aussi du registre pseudo-médiéval ou arabo-andalou (recréé, lui aussi), pas si loin de Dead Can Dance ou des albums solo de Lisa Gerrard. Une similitude encore accentuée par la voix très typée de Lisbeth Scott aux accents un peu rauques, graves et brumeux, assez similaire à celle de Lisa Gerrard, justement, avec qui elle partage un superbe registre alto, voire celui d’Adele ? (vous savez, celle qui affole les compteurs sur Youtube à chacune de ses apparitions…)

Bliss-band

Comme rien n’est jamais parfait, le titre « Desert Sun » apparaît comme une faute de goût, d’autant plus placé en pole position, juste après l’intro magique. Un titre assez racoleur, dû à la voix de Jeanette Olsson, chanteuse grand public issue de la variété la plus banale. Et la boîte à rythmes basique n’y arrange rien hélas ; à croire qu’il vient d’ailleurs, ce morceau tombé là comme un cheveu sur la soupe, mais surtout pas de Bliss. Bref, une erreur de casting qui dénature à elle seule la superbe unité globale de l’album. De même, les sons de claviers sonnent sans doute un peu trop lisses et uniformes sur tout l’album, comme un véritable orchestre à cordes ou un ambient qui aurait oublié que le son, le grain, la recherche de sonorités et de timbres inédits, font aussi partie de la magie et que les synthés autorisent bien plus de possibilités expressives originales que d’utiliser les presets d’usine et se borner à imiter des cordes symphoniques, fussent-elles magnifiques ici par leur densité.

À cet égard, ce CD apparaîtra donc un peu kitsch à certaines oreilles, trop  »européen cherchant à faire ethnique » sans s’en donner tous les moyens. Les images accompagnant les titres disponibles sur la toile amplifient la volonté très perceptible de recréer un Sahara ou un Moyen-Orient moins authentique que très cinématographique et, de ce fait, un peu  »carte postale » et  »papier glacé » (au final, serait-ce la Scandinavie qui pointe ici son nez et ressort du placard ?). Et pourtant, tonalité et résultat global surprennent par leur bonne tenue formelle, celle des arrangements et du  »beau son » avant tout, grâce au soin extrême apporté à recréer de toute pièce cette ambiance de vents brûlants sur le Sahara, de dunes à l’infini, d’appels de muezzins et de bruissements de souks. Et tout cela se joint pour générer (du moins chez l’auditeur européen), les images exotiques et la bande son d’une Afrique saharienne ou moyen-orientale imaginaire voire fantasmée ? Celles de  »Mille Et Une dunes » projetées en cinémascope et en surround. Et assurément, So Many Of Us a été conçu sur mesure à cet effet par et pour des Européens.

Après six ou sept albums plutôt axés chill out et easy listening, avec des voix elles aussi dans ce registre, Bliss fait un pas vers le Grand Sud et le sable brûlant. Et se hisse avec So Many Of Us au niveau des albums d’ambient ou autres musiques  »progressives » ou alternatives de qualité. Et ça fait du bien, parfois, de pouvoir oublier toute idée d’étiquette formelle pour, juste ça, écouter une musique dans l’absolu. Dans ce contexte brumeux d’un Sud générique, le qualificatif d’inclassable acquiert ici une véritable qualité intrinsèque et touche à une sorte d’universalité sonore, avec cette wallpaper music désertique orientée Grand Sud. Je n’arrête pas de vous le dire : à sa façon, So Many Of Us est un OVNI. Peut-être même est-ce le secret d’un titre d’album surprenant voire crypté, bien moins connoté africain ou saharien que ceux des morceaux qui le composent. So Many Of Us (will fall in love with these sounds ?). Peut-être était-ce la finalité ultime ou le souhait caché derrière une aussi étrange formule ? En tout cas, de la même façon qu’on s’abandonne et s’alanguit au soleil du plein été, sans plus réfléchir, on s’y laisse assez vite prendre et enliser, dans les sables mouvants et les vents brûlants d’une trame sonore créée pour voyager dans sa tête.

Jean-Michel Calvez

https://www.facebook.com/TheBlissWorld

http://nordic-music.dk/com

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.