Bad Salad – Uncivilized
Bad Salad
MS Metal Records
Allez savoir pourquoi les plus précieux artéfacts finissent leurs jours recouverts par la poussière sur les étagères des fonds muséaux. Allez savoir pourquoi on fait la même chose avec nos bouquins et nos disques. Peut-être est-ce la surabondance ou bien est-ce l’accumulation ininterrompue de trésors dans nos caves personnelles. Mais il est un fait que nous, mélomanes, savons tous : nous avons nos albums préférés que nous faisons jouer interminablement en boucle, il y en a d’autres destinés à des occasions ou sentiments spécifiques de l’instant. Or, il existe également une catégorie d’albums injustement relégués aux oubliettes par manque de temps, par intérêt pour autre chose, ou tout simplement parce que l’on voudrait tout écouter en même temps… Nous avons tous un peu de cette folie de la conservation et de l’oubli sur les tablettes.
L’album Uncivilized du groupe brésilien Bad Salad fait partie de cette dernière catégorie. Et il me semble que ce soit injuste qu’il en ait été ainsi, car c’est probablement le disque de rock progressif le plus chéri de ma collection (aux côtés du si précieux New World de Dave Kerzner, mon chouchou intemporel). Il s’agit d’un disque de génie foisonnant de mélodies, d’envolées lyriques, d’énergies éparses, de profondes mutations rythmiques et d’ingrédients alchimiques. C’est à se demander si les musiciens de la formation sud-américaine n’ont pas déniché la pierre philosophale à notre insu et qu’ils en ont gardé jalousement le secret (et là je parle de pierre philosophale de la musique, parce que la vraie pierre qui permute les métaux, je ne saurais pas trop quoi en faire, personnellement).
Album unique produit par le petit label brésilien MS Metal Records en 2012, Uncivilized est au rock progressif de la décennie 2010 ce que Scenes From A Memory de Dream Theater est au progressif des années 1990, à l’exception près que la production de Bad Salad ne profite pas de la visibilité du groupe américain ni de la distribution d’Atlantic ou d’Elektra Records. Et cela est bien dommage, car celui-ci n’en renferme pas moins de perles et de gemmes tels que « The Second Calling », une pièce typiquement « dreamtheateresque » où arpèges, tempos brisés et motifs en progression se succèdent.
On souhaitera à la formation latine toutes les chances du monde pour qu’un grand producteur les déniche bientôt. Car du talent de cette trempe, ça ne doit pas être jeté aux pourceaux ! Imaginez un instant que l’on ait ignoré l’existence de Portnoy et Petrucci, que l’on se soit dit dans un scénario uchronique : « oui, ce sont d’excellents musiciens, mais ils n’ont pas de labels et ils viennent d’un pays où la musique ne fait grand bruit, alors laissons tomber ! ». Si telle avait été la réaction de l’industrie face à nos deux génies du prog, combien de fans parmi la sphère progressive auraient ressenti le vide intérieur (bon, c’est un savoir presque général que je ne suis pas un admirateur de Dream Theater, mais je suis assez objectif pour reconnaître la valeur de ce groupe, pas nécessaire de souligner ce fait). Transposez la déception potentielle d’un monde sans DT avec le fait que Bad Salad soit méconnu pour des raisons purement géographiques et des considérations marketing tout à fait dérisoires… je le dirais comme Roparzh et Guethenoc, nos deux péquenauds de Kaamelott : « Révolte ! ».
Mais bon, en attendant que tout cela arrive, il nous reste cependant un excellent album à écouter et à ré-écouter jusqu’à plus soif. Peu importe que la chose soit encore un secret bien gardé et qu’un seul petit EP de 3 titres ait vu le jour depuis. Vaut mieux un grand album de ce calibre que trois ou quatre disques vides et insipides lancés l’un à la suite de l’autre pour conserver une place dans l’actualité musicale.
Quoi qu’il en soit, tout est exécuté sur ce disque avec brio et maîtrise. Pas une piste n’éclipse l’autre. Tout s’enchaîne avec fluidité et évolution. Le travail de prod est irréprochable, on croirait même que le tout a été fait par une grosse maison de disques. Et pourtant MS Metal Records n’a sous son aile qu’une douzaine de formations brésiliennes toutes aussi anonymes les unes que les autres. Cela n’empêche pas que le produit est d’une qualité irréprochable. Les guitares de Thiago Campos sont comme de la dynamite, instables et puissantes, et potentiellement dévastatrices. On ne peut ignorer la complexité texturale de son jeu, un jeu qui d’ailleurs rappelle celui du maestro Petrucci. Du côté de la batterie, on ne peut être insensible au jeu quasi-désarticulé de Caco Gonçalvez, jeu à la fois très prog et très jazz, de par ses motifs décousus et pourtant mathématiquement quantifiables. Quant à la voix de Denis Oliviera, on la voudrait peut-être plus égale. Car si la plupart du temps elle est juste et perchée de façon équilibrée, celle-ci rappelle à quelques moments le vocal rapcore que je déteste profondément (vous savez, l’espèce de cri avec un léger accent rauque pour donner l’impression que l’on est physiquement plus imposant que dans la réalité, sorte de cri de guerre ponctué qui ne plait ni au fan de metal, ni au militant anti-growls ?). Enfin, la majeure partie du temps, le timbre d’Oliviera se marie à merveille avec la musique qui lui trace la voie. La chanteur n’est pas un gugusse, ni un chanteur d’opérette. On sent l’expérience et la puissance dans son organe vocal. Rien à redire. Mais le choix du style par endroits me laisse un tantinet amer. Mais rassurez-vous, ces petites imperfections ne durent que quelques secondes (voir la pièce » Crowded Sky » de 1:49 à 1:51 et » Nemesis » à 2:50 pour prendre connaissance de ce petit cri foutrement agaçant dont je parle).
Peut-être que ce petit défaut ne valait pas la peine d’être souligné. Peut-être que je m’acharne un peu trop sur ce petit moment éphémère où je me suis dit intérieurement : « non, non Oliviera, ne fait pas ça, ta chanson était parfaite jusqu’à maintenant, ne le refait plus s’il-te-plaît ! ». Eh puis, qu’à cela ne tienne, je me ravise aussitôt en me disant dans un soliloque : « pardon cher ami, j’aime bien ta voix, comme tout le reste de ta musique d’ailleurs, ce sont des broutilles de chroniqueur, oublie tout ça ! ».
Dann
https://badsalad.bandcamp.com/album/uncivilized
Note : Puzzled, Un EP de trois pistes produit en 2013, est également disponible. La vidéo présentée est d’ailleurs relative à une piste de ce EP plutôt qu’à une piste de l’album chroniqué, car il me semblait plus dynamique de voir un réel clip plutôt qu’une simple piste sonore (il n’existe pas de vidéo pour l’album Uncivilized, malheureusement).